Le Radeau de la Méduse : la superbe fantasmagorie des "méchants diables" de Thomas Jolly
- Écrit par : Julie Cadilhac
Par Julie Cadilhac - Lagrandeparade.fr/ 1940. De jeunes anglais, âgés de neuf à douze ans, qui avaient pris le bateau pour fuir Blitz, se retrouvent en pleine mer, isolés, suite au bombardement de leur navire. Tous issus de familles chrétiennes et de bonne éducation, ils tentent de s'organiser pour se se rationner et répartir les taches. C'est alors qu'ils découvrent un passager de dernière minute, frêle et silencieux, qu'il surnomme "Petit Renard". Mais soudain c'est leur nombre qui sape l'harmonie qui s'était instaurée au sein du groupe : ils sont treize . Qui est parmi eux le Judas qui les empêchera d'être sauvés? De qui dépend vraiment le salut? ...Dès lors, ne demeurent plus que les raisons (in)avouables de survie d'un groupe.
La pièce de Georg Kaiser, l'un des dramaturges les plus appréciés dans l'Allemagne de l'entre-deux-guerres, n'est pas sans rappeler, dans le choix de ses thèmes, le roman de William Golding "Sa Majesté des Mouches", qui narre le récit d'enfants rescapés d'un crash d'avion qui, livrés à eux-mêmes, voient les lois de la nature s'interposer dans les principes de leur éducation. Le "Radeau de la Méduse" dresse un portrait cruel d'adultes en devenir qui ne peuvent échapper à la logique du groupe qui cherche toujours un bouc-émissaire. Éloignés de la civilisation, ces enfants sont le reflet effrayant d'une réalité humaine tragiquement systématique : de manière rationnelle, en usant d'arguments - religieux ici -, la barbarie et le sacrifice odieux finissent par se justifier. Cette pièce montre comment insidieusement, au travers de la parole, une mécanique se met en marche, que même les individus de bonne volonté n'arrivent pas à enrayer.
Félicitons d'abord la magnifique scénographie d'Heidi Folliet et Cécilia Galli : s'y mêlent un profond souci de réalisme et une volonté d'y ajouter un onirisme expressionniste pour que ce huit-clos troublant nage entre deux eaux, soit une parenthèse inquiétante entre nuit et brouillard, rehaussé des costumes, maquillages et coiffures à la patine séduisante d'Oria Steenkiste. La pertinente composition musicale de Clément Mirguet s'additionne à ce travail d'orfèvre et fait résonner cette odyssée tragique au milieu du brouillard, du vent, de la mer et ses abysses menaçants. Les jeux de lumières sont sublimes : dans une atmosphère entre chien et loup, ces enfants ont des airs de spectre...d'ailleurs Thomas Jolly n'est pas tombé dans l'écueil des effets de tempête et cette impression physique de mer d'huile ( les aléas de la mer ne sont jamais que suggérés par un repli sur soi-même des enfants) accentue l'impression d'isolement et de perdition. Et d'irréalité. Les acteurs de cette création sont les élèves du groupe 42 du TNS : ils irradient de fraîcheur et de talent prometteur. Thomas Jolly a orchestré en leur compagnie des tableaux de groupe saisissants : l'hilarité effrayante des enfants perdus déformant les visages jusqu'à faire apparaître des masques terrifiants, la scène des noces d'Anne la meneuse ( quelle inventivité dans sa conception!) , les histoires que les enfants se racontent tour à tour pour se faire peur...Dans cette mise en scène brillante à la teneur humaniste prophétique, se côtoient notamment le chant liturgique des orphelins, les lumières vagissantes des hublots du paquebot en train de couler, le craquement du bois du canot, les ténèbres enveloppantes et la présence touchante de Petit Renard à la tignasse rouquine. S'entrechoquent avec une violence sourde la candeur enfantine et la manipulation rationalisée au travers de deux personnages centraux - dont on applaudira l'interprétation.
Une peinture saisissante et juste de l'humanité où l'on est berné par une chimérique robe blanche entourée de cygnes noirs. Un jeu d'adultes mené par des enfants à la lisière du rêve et du cauchemar où Thomas Jolly prouve une fois de plus son incroyable capacité à offrir des parenthèses de réflexion sur ce que nous sommes dans un univers fantasmagorique superbe!
Le Radeau de la Méduse de Georg Kaiser
Traduction : Huguette et René Radrizzani (Éditions Fourbis, 1997)
Mise en scène : Thomas Jolly
Scénographie : Heidi Folliet, Cecilia Galli
Construction : Heidi Folliet, Cecilia Galli, Léa Gabdois-Lamer, Marie Bonnemaison et Julie Roëls
Costumes, maquillages et coiffures : Oria Steenkiste
Accessoires : Léa Gabdois-Lamer
Lumière : Laurence Magnée
Vidéo et effets spéciaux : Sebastien Lemarchand
Composition musicale : Clément Mirguet
Son : Auréliane Pazzaglia
Plateau et machinerie : Marie Bonnemaison et Julie Roëls
Régie générale : Marie Bonnemaison
Collaboration à la mise en scène : Mathilde Delahaye, Maëlle Dequiedt
Avec Youssouf Abi-Ayad, Éléonore Auzou-Connes, Clément Barthelet, Romain Darrieu, Rémi Fortin, Johanna Hess, Emma Liégeois, Thalia Otmanetelba, Romain Pageard, Maud Pougeoise, Blanche Ripoche, Adrien Serre.
Et en alternance Blaise Desailly et Gaspard Martin-Laprade
Consultante en théologie : Corinne Meyniel
Spectacle créé avec l’accompagnement artistique de La Piccola Familia Thibaut Fack (scénographie), Clément Mirguet (son) et Antoine Travert (lumière).
Équipes techniques et pédagogiques Bruno Bléger (régie générale), Dominique Lecoyer (directrice des études), Pierre Albert (scénographie et costumes), Sophie Baer (lumière), Hervé Cherblanc (scénographie), Gregory Fontana (son et vidéo), Elisabeth Kinderstuth (costumes), Roland Reinewald (artifices), Françoise Rondeleux (chant), Bernard Saam (plateau), Hélène Wiss (maquillages et coiffures).
Production : Théâtre National de Strasbourg
Coproduction : La Piccola Familia
Les décors et costumes ont été réalisés aux ateliers du Théâtre National de Strasbourg
Création le 17 juillet 2016 au Festival d’Avignon
Thomas Jolly est artiste associé au Théâtre National de Strasbourg
Durée : 1h45
Le Radeau de la Méduse © Christophe Raynaud de Lage
Dates des représentations :
- Du 17 au 20 JUILLET 2016 Au Festival d’Avignon -
Gymnase du Lycée St Joseph (84)
- Du 1 au 11 JUIN 2017 au Théâtre National de Strasbourg (68)
- Du 15 au 30 JUIN 2017 aux Ateliers Berthier - l'Odéon – Théâtre de l’Europe (75)
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