Wannsee : le refus du voyeurisme et de la pornographie du cadavre pour mieux entendre l’horrible réalité de la solution finale
- Écrit par : Julie Cadilhac
Par Julie Cadilhac - Lagrandeparade.fr/ Il faut d’abord louer la préface brillante de Didier Pasamonik qui réfléchit sur les liens et les écueils possibles pour le neuvième art avec l'Histoire. Si l’on ne fait pas de l’Histoire avec une bande-dessinée, selon lui, du moins peut-on réussir - si l’on s’y prend avec intelligence - à faire ressentir l’Histoire et à transmettre aux générations futures la mémoire de ce qu’il ne faudra jamais oublier. Fabrice Le Hénanff ( en s'appuyant sur le rapport de la conférence de Wannsee, rédigé en janvier 1942 par les SS et qui aurait pu disparaître si Martin Franz Julius Luther, diplomate, sous-secrétaire au ministère des affaires étrangères, n’avait pas conservé sa copie des minutes de la conférence - malgré les instructions reçues qui lui ordonnaient de la détruire- et qui fut retrouvée « par des enquêteurs américains dans les archives du ministère des affaires étrangères du reich et reste le seul document attestant des discussions tenues lors de cette conférence » ) a imaginé un scénario prenant - qui « fait oeuvre ( toutefois) de fiction » puisqu’il a été obligé d’imaginer les à-côtés et d’étayer - pour que la lecture en soit compréhensible - avec des détails sur les protagonistes notamment.
La conférence de Wannsee, organisée par le général Heydrich, s’est tenue dans la banlieue de Berlin en janvier 1942, dans la plus grande intimité, pour décider de la « solution finale ». Le sujet étonne d’abord les participants qui pensaient que « l’affaire ( avait) été réglée par la mise en place des lois de Nuremberg »; il agace ensuite ceux qui considèrent que la priorité concerne « le sort des armées sur le front de l’Est »…pourtant, au fur et à mesure des échanges, « le but de cette réunion étant d’aller plus loin », et de procéder à un « nettoyage », tout le monde va peu à peu se mettre au diapason. Alors on cause des fusillades de « Babi Yar », le 29 septembre 1941, qui ont causé la mort de 22000 juifs ; l’on s'inquiète des coûts de cette décision - c’est un procédé cher en munitions - et des conséquences psychologiques pour les hommes chargés du « sale boulot »…L’idée des chambres à gaz, cette « nouvelle méthode » avec le monoxyde de carbone, est donc proposée : « Avec cette méthode, nous avons une capacité d’élimination de 1000 juifs par jour. »…
Nous n’irons pas plus loin dans la description de cette réunion qui poignarde l'estomac à chaque nouvelle réplique tant elle prouve la froideur inhumaine avec laquelle les conviés réagissent et l’horreur de ce qui y est fomenté. Comment a-t-on pu prononcer une phrase pareille? "Il est temps de dire aux juifs qu’ils ne peuvent plus vivre." En outre, l’album a le mérite de montrer à quel point l’on avait conscience de ce que l’on y préparait tant les précautions sont grandes pour effacer cette réunion des archives de l’Histoire...
Il faut applaudir vigoureusement le travail passionnant de Fabrice Le Hénanff sur les gaufriers et les mises en scène choisis - qui montrent, par exemple, en pleine page un portrait d’Adolf Hitler sur lequel se découpent des prises de parole, qui jouent avec pertinence avec les types de plans et une colorimétrie sombre pour plonger cette conférence dans une atmosphère confinée et secrète où chacun préfère rester dans l’ombre. Les portraits réalistes des protagonistes tranchent ainsi avec une volonté d’effacer les traits pour les plans d’ensemble…comme pour rappeler que si cette conférence n'est à l’initiative que de quelques uns, la mise en exécution a concerné un très grand nombre d’hommes.
Un travail de documentation brillant, des textes accessibles et bien écrits et un travail graphique admirable, qui ne tombe pas dans « la séduction esthétique » involontaire ; si, en effet, les protagonistes ont de "beaux" visages et uniformes, la volonté constante de les plonger dans une luminosité entre chien et loup, le choix de gros plans sur des éléments de nourriture - qui signifient que personne sur place ne perd l’appétit alors qu’on y décide de la mort de plus de cinq millions d’hommes -, la vision d’un rat traqué par un chat aux yeux fauves, sont autant d’indices sensibles qui rendent ces êtres monstrueux.
Le lecteur appréciera aussi, en fin d’ouvrage, les quelques pages explicatives qui racontent notamment ce qui est arrivé après la fin de la seconde guerre mondiale à ces quinze fonctionnaires de l’Etat qui se sont rendus complices d’un des plus grands crimes de l’humanité dont il faut parler, encore et encore, aux générations futures. Un album brillant, pédagoqique et salvateur!
Wannsee
Editions: Casterman
Auteur : Fabrice Le Hénanff
Parution : 20 juin 2018
Prix : 18€
88 pages