Antonio Altarriba : "Mon père se fait petit pour que ma mère grandisse."
- Écrit par : Julie Cadilhac
Par Julie Cadilhac - Lagrandeparade.fr/ 2009 : Antonio Altarriba voit publié son "Art de voler", un opus (auto)biographique dans lequel il rend hommage à son père défunt dans une rétrospective talentueuse où la grande Histoire de l'Espagne se mêle et se démêle inextricablement avec l'histoire individuelle. 2016 voit paraître un nouveau volet où c'est sa mère qui occupe la première place.
Culpabilité de l'avoir "négligée "au sein du premier roman graphique? Sursaut d'amour d'un fils encore endeuillé? Prise de conscience tardive du rôle qu'elle - et toutes les femmes autochtones de son époque - ont pu jouer dans la clandestinité et le silence des étoffes? Coup d'éclat narratif d'un auteur de génie? Toutes les hypothèses semblent recevables et s'entrechoquent en multiples questions dans notre esprit. Alors on a eu l'audace de proposer à Antonio Altarriba d'y répondre et avec la même bonhomie qu'il y a quelques années, sa plume pertinente et sensible - que nous affectionnons tant -nous offre des minutes de lecture précieuses où le fils et l'auteur s'accordent en mots choisis et mémorables. Un immense merci!
En épilogue du roman graphique « L’aile brisée », on trouve un texte sensible dans lequel vous expliquez la genèse de ce deuxième volet biographique. Vous signifiez « une volonté de réparation » envers une mère que vous avez soudain eu l’impression d’avoir trahie. Lorsque vous concevez L’Aile brisée, votre mère est décédée depuis plus de quinze ans, c’est bien cela?…Dans le premier tome, ce n’est en effet pas par méconnaissance de l’histoire de votre mère que vous la montrez effacée et presque insignifiante...
Effectivement, de 2009 (date de publication de L’Art de voler) à 2016 (date de publication de L’Aile brisée) ce n’est pas la vie de ma mère qui a changé, morte comme elle est depuis 1998. C’est bien mon regard sur elle qui a changé. La « réparation » de la mémoire de ma mère comporte une mise en question de mon travail comme narrateur. Ou comme fils. Parce que dans ces récits de famille l’identité personnelle et l’identité d’auteur se superposent. Elles ne se confondent pas mais elles sont perméables. Pendant cinq ou six ans j’ai été donc soumis à une lente infiltration des souvenirs maternels. Je suis, surtout, devenu plus compréhensif envers ce caractère profondément religieux qui m’éloignait d’elle. Je continue à être un athée belligérant (il le faut plus que jamais dans l’Espagne d’aujourd’hui), mais je me rends compte du rôle que le catholicisme jouait pour les femmes de cette génération, absolument démunies, sans même un discours qui les revendique politiquement, socialement, individuellement… Le message de l’Eglise était consolateur pour elles. Tragiquement consolateur -dirais-je-, puisqu’il promettait une reconnaissance de leurs souffrances, mais après la mort. L’annulation de leur identité comporterait une récompense dans une autre vie où elles auraient transcendé leur féminité pour devenir, tout simplement, saintes. Je crois que ma mère accrochait à cela.
Je ne peux pas nier non plus l’influence qu'a pu avoir sur moi le mouvement revendicatif sur la visibilité des femmes, intense ces dernières années.
[bt_quote style="default" width="0"]La « réparation » de la mémoire de ma mère comporte une mise en question de mon travail comme narrateur. Ou comme fils. Parce que dans ces récits de famille l’identité personnelle et l’identité d’auteur se superposent. Elles ne se confondent pas mais elles sont perméables. [/bt_quote]
Vous avez d’abord écrit L’art de voler puis L’aile brisée…Pourtant, d’un point de vue chronologique, le contraire aurait été plus logique, votre mère étant décédée bien avant votre père. Diriez-vous que c’est la nature brutale de la mort de votre père qui a déclenché l’envie de concevoir un récit (auto)biographique? Ou était-ce plus difficile pour vous d’écrire sur votre mère? Et si c’est le cas, avez-vous une idée de la raison profonde de cette difficulté?
C’est la mort brutale de mon père qui déclenche l’envie de cette écriture (auto)biographique. En ce moment-là, raconter l’histoire de mon père était devenu un besoin rageusement péremptoire. Mais cela ne veut pas dire que le récit de la vie de ma mère ait été, puisque conséquence d’une mort paisible, plus facile. Au contraire. La difficulté vient, essentiellement, du fait que je ne suis pas ma mère. J’ai été et je crois que je continue à être mon père, mais je ne peux pas m’identifier à ce point-là avec ma mère. C’est pourquoi dans L’aile brisée il n’y a pas une voix narrative qui accompagne l’action. Il n’y a pas un moi qui se raconte. Et je ne suis pas ma mère non pas à cause des différences idéologiques évidentes. Simplement parce qu’elle est une femme. J’aurais pu entrer dans ses pensées, mais pas dans ses sentiments. Encore moins ayant vécu ce que les femmes de l’époque étaient obligées, presque fatalement, de vivre.
Pensez-vous, avec du recul, qu’il vous aurait été possible de rendre hommage dans un même album à vos deux parents?
Non. Pour commencer, ils ne sont restés ensemble que trente-cinq ans de leurs vies. Il y a un avant et un après leur cohabitation. Dans les deux cas. Et, en écrivant leurs respectives histoires, je me suis rendu compte que cette période conjugale est la moins intéressante, en tout cas la moins définitoire de leurs caractères. Finalement, l’existence familiale est assez routinière et n’implique que des ternes batailles contre la pénurie dans ses différents états. Je trouve l’enfance-jeunesse et la vieillesse de mes parents beaucoup plus intéressante. Plus j’y pense, plus je me rends compte que leur rencontre, toute prolongée dans le temps qu’elle puisse paraître, n’était que circonstancielle (je suis le principal résultat de cette circonstance). Ils étaient très différents. Et ce n’est pas uniquement les événements qu’ils ont vécu, très divers aussi, qui exigent une scénographie incompatible. C’est leur attitude face à la vie qui impose un tempo presque opposé. L’Art de voler et L’Aile brisée divergent, surtout, dans le rythme de la narration.
[bt_quote style="default" width="0"]Plus j’y pense, plus je me rends compte que leur rencontre, toute prolongée dans le temps qu’elle puisse paraître, n’était que circonstancielle (je suis le principal résultat de cette circonstance). Ils étaient très différents. Et ce n’est pas uniquement les événements qu’ils ont vécu, très divers aussi, qui exigent une scénographie incompatible. C’est leur attitude face à la vie qui impose un tempo presque opposé. L’Art de voler et L’Aile brisée divergent, surtout, dans le rythme de la narration.[/bt_quote]
Après avoir lu les deux tomes, votre mère apparaît presque plus « héroïque » et forte que votre père. C’était volontaire ou c’est une réflexion que vous n’avez jamais entendue auparavant ?
Si, on m’a dit même que ma mère, toute aliénée par leur condition de femme, a été, à sa manière, plus libre que mon père. Je n’en suis pas sûr… En tout cas -et je l’ai compris en rédigeant le scénario- elle a été, effectivement, héroïque. Il ne s’agit pas de mettre mon père et ma mère en compétition dans leurs respectifs combats pour la vie. Mais je crois que ma mère a eu, dès sa naissance, tout contre elle. Et elle était absolument seule. Sans formation à l’école, sans clan familial ni amical, sans complicités politiques… Pas de pacte entre amis de guerre, pas d’alliance de plomb dans son cas. Elle a dû se faire avec ses propres ressources, faisant preuve d’un courage dont elle-même n’était pas consciente.
Ce manquement initial à l’histoire de votre mère semble aller bien au delà du particulier ; de façon générale et universelle, l’on a tendance à oublier les femmes sur le chemin de l’Histoire…L’expérience de votre mère, dans le cadre spatio-temporel du terrible XXème siècle espagnol, s’ancre dans cette réalité. A quel point avez-vous été surpris de ce statut des femmes espagnoles lorsque vous avez recueilli des témoignages sur votre mère auprès des membres de votre famille ?
Pas beaucoup. Je connaissais bien le statut des femmes espagnoles. J’en ai même été témoin. Parce que ce n’est qu’à partir des années soixante-dix du siècle passé que les choses ont commencé à changer pour elles. Le poids de la tradition est très fort en Espagne et la transmission, orale ou par d’autres moyens, des « devoirs qui comporte leur condition » a été (continue à être) sujet de débat, parfois virulent. La langue espagnole garde encore des expressions très révélatrices du rôle qu’elles devaient jouer. Et certains évêques continuent à défendre cette fonction, essentiellement maternelle, de la femme. Alors, pas de surprises. Peut-être j’ai eu un regard plus exigeant, conséquence des récentes revendications féministes. Un regard qui m’a fait sensible à des situations avant invisibles pour moi ou qui m’a fait souligner plus fortement les injustices.
La démarche - de recherche de sources, de conception et d’écriture - a -t-elle été la même pour ces deux volets biographiques ?
Non, tout-à-fait différentes. L’histoire de mon père m’était presque complétement donnée. Il avait même écrit deux cents cinquante feuillets où il racontait une bonne partie de sa vie. Je crois qu’il y avait en lui -plus ou moins consciente- une volonté de transmettre. Je n’ai eu donc qu’à encaisser ces tranches de vie dans la chronologie de la grande histoire, à lier et à dramatiser l’ensemble. Pour ma mère cela a été beaucoup plus compliqué. Elle n’avait aucune conscience comme sujet historique et elle ne se racontait pas. Ce que je sais d’elle je le sais, surtout, à travers les récits de mon oncle Lorenzo, un grand conteur. Et malgré ces références, il y a certains épisodes où j’ai dû faire ce que j’appelle « une reconstruction vraisemblable ». Compte tenu du caractère des personnages et de la situation de base, les choses ont dû se passer ainsi… Curieusement, l’histoire secrète de ma mère m’a emmené à découvrir l’histoire secrète de l’Espagne. La répression franquiste des secteurs monarchistes de son armée est un épisode à peine traité par notre historiographie.
Votre père se présente comme un héros dans l’action, un élément modificateur - à son échelle - de l’Histoire, mais qui, dans la sphère du privé se retrouvait incapable d’agir au sein de sa propre histoire personnelle (le père de votre mère, d’ailleurs, dans un autre genre, a aussi cette incapacité à s’en sortir seul dans le quotidien). Votre mère, elle, a tout supporté avec un courage stoïque. Sans avoir contribué à modifier le cours de l’Histoire, elle a su modifier la sienne. Les femmes, par nécessité, ont donc acquis cette capacité de « sursaut », cet instinct de survie du quotidien, qui en fait des êtres paradoxalement plus résistants que les hommes dans l’adversité ?
Oui. Au moins jusqu’à maintenant. Parce que je ne pense pas que cette « capacité de sursaut » soit partie constituante d’une prétendue « essence féminine ». C’est une capacité acquise comme conséquence d’un rôle social restreint et d’une formation culturelle très polarisée. Elles ont trouvé ces formes d’intervention de « deuxième niveau » parce qu’elles n’avaient pas d’autre façon de se manifester. Nous sommes en train de contempler comment se défait devant nos yeux le mythe de « l’éternel féminin ». Et nous découvrons qu’il n’y a pas un profil de femme défini par la douceur, la consolation ou l’intervention limitée au domaine domestique. Il n’y a pas « un » profil de femme, mais des femmes, chacune avec son propre profil. Et c’est plus beau comme ça.
Votre mère a été un pilier (comme toutes les femmes qui l’entourent) sur lequel s’appuyer. L’Histoire n’est peut-être pas responsable de son ingratitude envers les femmes…. Quand on visite un monument, s’extasie-t-on sur les fondations (invisibles aux yeux par ailleurs)?
Cela dépend de ce que l’on entend par Histoire. Si ce n’est que la chronique, plus ou moins fidèle, des événements, simple support passif qui rend compte des actions humaines, alors oui. Si l’on conçoit l’Histoire comme un agent dynamique, ensemble des forces en jeu qui conduisent le monde, alors l’Histoire, avec ses sujets majoritairement masculins, est bien responsable, même coupable.
A l’époque où est née votre mère, les femmes sont faites pour porter, assumer, supporter tout sans rechigner…L’éducation se construit ainsi. Mais diriez-vous que vous sentez une évolution aujourd’hui dans cette vision de la femme, en Espagne et ailleurs ? Ecrire sur votre mère vous a-t-il fait réfléchir sur la femme en général ?
Oui, bien sûr. La situation de femmes a beaucoup changé en Espagne et ailleurs. La révolution féministe qui démarre en Europe dans les années soixante du siècle dernier suppose un changement essentiel. Et c’est une révolution à long terme parce qu’elle met en cause la politique, la société et l’individu et qui, loin d’être achevée, est toujours en marche.
Dans l’Art de voler, vous ne brossiez pas seulement le portrait de votre père défunt mais toute l’Histoire de l’Espagne, virile, militaire, résistante. L’Aile brisée, quant à elle, montre la face cachée de l’Histoire et est en cela beaucoup plus émouvante. Vos lecteurs vous ont-ils exprimé cela ? Pour lequel des deux romans graphiques ont-ils plus de sympathie ? Est-ce dichotomique et les hommes sont plus sensibles à L’art de voler et inversement avec L’aile brisée pour les femmes ?
Voilà le point clé de cette histoire. Est-ce que tu aimes plus ton papa ou ta maman ? Plaisanteries à part, la question se pose souvent. Les lecteurs viennent me dire, sans que je les interroge, qu’ils préfèrent L’Aile brisée. Ils le font à voix basse, comme si c’était une opinion inavouable. Je crois qu’ils se sentent dépassés par le succès de L’Art de voler ou par le caractère épique de l’argument ou par sa transcendance historique. On dirait qu’ils ont un peu honte de préférer un récit en principe moins « important ». Je pense qu’ils considèrent leur opinion « incorrecte » d’une certaine manière. Mais, en fait, ils sont très nombreux. Je n’oserais pas dire majoritaires parce que L’Art de voler a une trajectoire beaucoup plus longue… Et c’est vrai que cette préférence est manifestée, dans la plupart, par des lectrices. Mais il y a aussi beaucoup d’hommes. Par contre, je trouve rarement de femmes qui disent préférer L’Art de voler.
Ce titre « L’aile brisée », tout comme le précédent « L’art de voler » est superbe…Sont-ce exactement les mêmes dans votre langue maternelle ? « Elle » est brisée, lui s’envole pour se libérer…et pourtant, à la fin de la lecture de ces deux tomes, il semble que les blessures et l’envol les concernent tous deux…
Les titres sont les mêmes en espagnol, El ala rota et El arte de volar respectivement. Mais cela ne produit pas l’homophonie « aile-elle » qui enrichit le titre en français. La symbologie de l’envol est très puissante et ancrée anthropologiquement dans notre imaginaire. De ce profond ancrage dérivent multitude de mythes anciens et modernes, d’Icare à Superman, de Lucifer à Arzach… Dans mon cas, je m’y suis accroché comme négation de la chute. « Non, mon père n’est pas tombé du quatrième étage de cette résidence. Cette fois, cette dernière fois il a réussi à s’envoler. » En rédigeant le scénario de L’Art de voler, je me suis rendu compte que cette symbologie reprenait aussi la volonté de dépassement de mon père. L’aile brisée est venu facilement comme titre, surtout tenant compte de ce bras que ma mère ne pouvait pas déplier et du ciel très bas que, comme femme, lui était imposé.
En psychologie, on dit souvent que le père est lié au futur, la mère au passé…et effectivement vous inscrivez directement votre mère dans une continuité du passé ; sa naissance douloureuse est constitutive de toute la suite de sa vie. Sa mère morte en couches et elle dont l’accouchement l’a mise en danger aussi. Est-ce en cela, souvent, que les mères « agacent » leur enfant ? parce qu’elles les rattachent, déjà organiquement, à leur naissance? les enferrent en quelque sorte dans un continuum dont il semble que l’on ne puisse pas s’extraire, comme un fatum insupportable? Ce qui est troublant dans L’aile Brisée est qu’il semble que l’on redécouvre complètement votre mère, presqu’insignifiante dans le premier tome. Est-ce à dire que votre vision de votre mère en a littéralement été changé après avoir découvert son histoire ? Diriez-vous que c’est assez masculin, cette capacité à admirer sa mère, une fois qu’on en connaît l’histoire ? qu’il est besoin qu’elle soit un peu « héroïque » pour mériter votre intérêt ?
C’est la conséquence des jeux de focalisation. Parce que, dans l’autre sens, la figure de mon père, vue de la perspective de L’Aile brisée, se trouve aussi fortement modifiée, d’une certaine manière diminuée. Si vous aviez lu d’abord l’histoire de ma mère, que penseriez-vous découvrant la figure de mon père dans L’Art de voler ? Parce que dans L’aile brisée on le voit indifférent, absent, un peu machiste… Je m’y suis plu spécialement dans ce jeu de miroirs. Je crois que les deux livres, tout en étant autonomes, s’éclairent réciproquement. Il y a des épisodes qui établissent des correspondances entre les deux histoires, même dans les périodes de leurs vies qu’ils ne partagent pas. Il y a aussi des planifications, des cadrages et des transcriptions de décors qui entretiennent des rapports significatifs entre les deux histoires. J’ai parfois l’impression qu’il y a un troisième livre qui se crée à partir de la lecture de ce diptyque, un livre implicite qui surgit de l’intersection des deux autres, tout-à-fait explicites, et où se trouve probablement la véritable histoire de mes parents, au moins la véritable dimension que leurs figures occupent en moi. C’est ce jeu, à mon avis, qui génère le trouble de cette apparente redécouverte de ma mère. Mon père se fait petit pour que ma mère grandisse. Ce n’est pas une question de savoir lequel des deux est plus héroïque. C’est une question de point de vue.
[bt_quote style="default" width="0"]J’ai parfois l’impression qu’il y a un troisième livre qui se crée à partir de la lecture de ce diptyque, un livre implicite qui surgit de l’intersection des deux autres, tout-à-fait explicites, et où se trouve probablement la véritable histoire de mes parents, au moins la véritable dimension que leurs figures occupent en moi.[/bt_quote]
« Je ne savais pas grand-chose sur elle (…) l’anonymat était le lot de ces femmes. » Une fille, selon vous, aurait-elle découvert cette infirmité plus tôt ? Pourquoi votre mère selon vous ne vous a pas raconté pas ses douleurs (elle ne l’avait pas fait non plus à son mari d’ailleurs…) sinon, encore, pour épargner le mâle qui doit aller de l’avant ? Cette méconnaissance de son histoire n’était pas plutôt en lien avec le fait que vous étiez un fils ?
Ça se peut. Si j’avais été une fille, j’aurais eu accès à une intimité plus physique, peut-être à une complicité, même à une confidentialité, sentimentale. Mais je crois que cela aurait fait partie d’un secret, absolument inavouable, entre mère et fille. Parce que ma mère n’était pas très bavarde, surtout à l’heure de parler des choses qui lui tenaient réellement au cœur. Je n’ai pas connu ni homme ni femme qui connaisse son handicap physique. Même ma tante Raquel, sa confidente, la femme par laquelle j’ai su l’histoire de son viol, n’était pas au courant.
Dans L’aile brisée, votre mère devient enfin un personnage motivé par de vraies raisons, une femme de caractère et qui finit sa vie avec un « petit copain ». Ce qui est amusant, c’est que dans le premier tome, vous n’évoquiez pas la vraie raison pour laquelle elle ne voulait plus voir votre père à la fin (enfin il ne me semble pas). Pourquoi ? par pudeur pour votre père ? Et pourquoi le dîtes-vous maintenant ? Avez-vous l’impression maintenant que vous aviez minimisé les ressources de votre mère pour rendre plus « impressionnant » votre père ? Etait-ce une faiblesse due à la tristesse du deuil, à l’orgueil masculin, un simple réflexe scénaristique ?
Non, ma mère ne voulait pas revoir mon père parce qu’elle ne lui pardonnait pas la séparation. Ce n’est pas par pudeur ou par un sentiment d’infidélité. Elle a tué (symboliquement) mon père dès son entrée en résidence. Elle s’est présentée comme veuve et je crois que, dans une certaine mesure, elle est arrivée à le croire. Du point de vue scénaristique aucune intention de cacher, encore moins de préserver « l’honneur » familial. L’histoire de ma mère avec Emilio m’attendrissait et m’amusait énormément. J’étais et je suis toujours reconnaissant à cet homme qui a su rendre ma mère heureuse les dernières années de sa vie. La suppression de l’épisode dans L’art de voler répond, encore une fois, à cette stratégie de focalisation dont j’ai déjà parlé.
Travailler successivement sur ces deux personnages majeurs de votre vie vous a-t-il amené à réfléchir sur vous-même ? Pensez-vous porter dans votre histoire personnelle quelque chose de l’histoire de vos parents qui, justement, a été étroitement mêlé à l’Histoire?
Dans ce roman graphique, par exemple, vous insérez régulièrement des réflexions personnelles et vous vous interrogez notamment sur l’intimité qu’entretenaient vos parents pour que votre père n’ait jamais su que votre mère avait un bras infirme. Et vous ajoutez « De quelle étreinte suis-je né ? ». Toujours dans l'idée d'une "hérédité" que l'on porterait malgré soi, y avez-vous trouvé des réponses à vos propres agissements amoureux par exemple ?
Je pense que maintenant je n’ai pas besoin d’écrire ma propre autobiographie, qu’il suffit de mêler, dans les proportions adéquates, L’Art de voler et L’Aile brisée pour que se révèle, en grandes lignes, ce que je suis. Suffisamment vieux pour savoir qu’on ne peut rien assurer dans ce domaine, je suis convaincu que je n’aborderai jamais le récit de ma vie. Je porte en moi l’Histoire qu’ils ont dû vivre. Malheureusement ce ne sont pas de pages définitivement classées. L’Espagne traîne toujours, quatre-vingt ans après la guerre civile, les mêmes problèmes. Le cadavre de Franco, enterré dans un mausolée pharaonique (Valle de los Caídos) est motif de débat politique de premier niveau ces jours-ci. Ce n’est donc pas une Histoire dont je me sente héritier, c’est encore, c’est toujours mon histoire. Par contre, je ressens beaucoup moins le poids de cette « hérédité » au niveau personnel. C’est vrai qu’à la vue de l’ignorance de mon père du bras plié de ma mère, on ne peut que fantasmer sur cette « scène primordiale » où j’imagine mes parents en train de faire l’amour, et, de façon surprenante, le bras de ma mère n’y est pas. Mais, que je sache et interprétations freudiennes en marge, si mes souvenirs sont bons, les femmes qui m’ont embrassée l’ont fait avec les deux bras.
Enfin, vous avez pu écrire : « Dans l’Histoire de l’Espagne, une page reste à écrire. Elle concerne la répression qu’exerça Franco dans son propre camp ». Seriez-vous tenté d’y remédier ?
Non. D’abord parce que les sources documentaires sont rares et très difficiles de trouver. L’Espagne est un pays secret ou, plutôt, cachotier. Les archives de l’armée, de l’Eglise ou de la Guardia Civil restent fermés dans leur plus grande partie. Il n’y a pas des délais pour le déclassement de documents dans ce pays décidé à bâillonner sa propre histoire. Et il est encore plus difficile de suivre les pistes d’opérations de répression absolument confidentielles, menées souvent par les services secrets. Mais, surtout, je n’ai aucune envie de recréer ces batailles entre « vainqueurs », membres pour la plupart d’une classe privilégiée. Monarchistes, fascistes, traditionalistes, opusdéistes ne méritent, pour moi, aucune sympathie, encore moins une revendication. Ils se sont cuits dans la soupe visqueuse de leurs propres ambitions. Tant pis.
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• L'aile Brisée
• Editions: Denoël
• Scénarion : Antonio Altarriba
• Dessin : Kim
• Parution : 1 avril 2016
• Prix : 23,50€