Menu

Nathalie Garraud / Olivier Saccomano : « Les artistes méditerranéens ont un souci de l’Histoire, ils font de la scène un espace de résistance »

  • Écrit par : Romain Rougé

rrrr

Par Romain Rougé - Lagrandeparade.com/ Instigatrice et instigateur de la Biennale des arts de la scène en Méditerranée dont la deuxième édition se tient sur le territoire montpelliérain du 8 au 25 novembre 2023, Nathalie Garraud et Olivier Saccomano, qui co-dirigent aussi le Centre dramatique national des 13 Vents, évoquent la tenue de l’événement dans un contexte méditerranéen aussi créatif que difficile.

Nathalie Garraud, Olivier Saccomano, parlons d’abord de l’événement dans son ensemble : pourquoi proposer une Biennale des arts de la scène en Méditerranée ?

L’idée de cette Biennale est double : proposer un aperçu de la création scénique contemporaine en Méditerranée et faire en sorte, notamment par un large programme de rencontres et d’ateliers, que s’engage une conversation, entre les artistes eux-mêmes mais aussi entre les artistes et le public. Il est capital pour nous qu’une telle manifestation permette d’approfondir les enjeux esthétiques et politiques de la création, dans des contextes très divers, et dans une petite zone du monde, riche d’un imaginaire commun mais traversée par toutes les lignes de fractures de l’époque.

Qu’est-ce qui fait la force et/ou l’originalité de cette deuxième édition ?

Cette seconde édition, de fait, propose davantage de temps d’échanges, notamment à l’occasion des Rencontres des Arts de la Scène en Méditerranée, où artistes et chercheur.euse.s mettent en partage leurs analyses de la situation faite à l’art dans les différents contextes ; par le biais de l’École éphémère qui réunira tout au long de la Biennale des élèves d’écoles d’art de la Méditerranée et des habitant.e.s de la région ; ou au fil de différents ateliers de pratique dirigés par des artistes de la Biennale.

saccomano« Le contexte actuel est terrible, mais l’expérience de l’art ne doit pas être réduite à l’actualité, si brûlante soit-elle »

Cette deuxième Biennale s’inscrit aussi dans le contexte imprévu, triste et particulier de l’embrasement du conflit entre Israël et la bande de Gaza… Comment appréhendez-vous le rôle des institutions, des artistes (Bashar Murkus s’est notamment indigné de la position prise par le Gorki Theater en faveur d’Israël), voire du public dans un contexte pareil ?

On attend de l’art qu’il nous aide à penser, et les scènes sont peut-être parmi les derniers lieux où l’on peut s’entraîner à un exercice collectif de la pensée. Cela veut dire aussi : donner forme à des contradictions, car si les scènes avaient pour seule fonction de nous réunir autour d’une seule et même position, elles auraient depuis longtemps été remplacées par divers modèles, plus consensuels, de communion, de communication, ou de communautarisation (qui le menacent toujours…). Sur scène, les artistes organisent donc des problèmes, et offrent parfois une vision nouvelle de problèmes que les logiques simplificatrices veulent réduire. C’est ce qui se passe dans les grandes œuvres. À côté de cela, quand des directions de théâtre prennent des positions strictement politiques comme l’a fait le Gorki Theater, c’est la moindre des choses que les artistes puissent avoir leur mot à dire.

C’est vrai, le contexte actuel est terrible, mais l’expérience de l’art (que nous faisons comme artistes, publics ou structures) ne doit pas être réduite à l’actualité, si brûlante soit-elle. Bashar Murkus sera le premier à vous dire à quel point il est important pour lui (comme avant lui pour le poète palestinien Mahmoud Darwich) que son art ne soit pas intégralement rabattu sur les coordonnées les plus immédiates, limité à une histoire ou à une géographie qui, si elles le déterminent, n’en sont pas la seule mesure. Et même s’il y a eu, dans l’histoire du théâtre, des formes d’agit-prop qui sont encore passionnantes à méditer ou à réactiver, cela cela ne doit pas occulter la part de déplacements, de secrets, d’obsessions, d’inactualité qui fonde aussi le travail de l’art. Un « texte » ne se dissout pas dans son « contexte ».

« La biennale est un mode de gouvernance assez inédit, qui a le mérite de nous rassembler autour d’une cause commune »

Comment êtes-vous allés chercher les artistes qui font cette programmation ? Qu’est-ce qui a particulièrement retenu votre attention ?

La programmation de la Biennale est collaborative. Elle résulte d’échanges au long cours entre les 15 structures partenaires de cette édition, chacune proposant des pièces ou des ateliers selon son champ d’expérience disciplinaire, sa connaissance des équipes artistiques de la Méditerranée, et ses missions propres.

C’est un mode de gouvernance assez inédit, qui a le mérite de nous rassembler autour, disons, d’une cause commune. Donc nous n’allons pas vraiment « chercher » des artistes pour la Biennale, ceux qui les proposent les connaissent, fréquentent leurs œuvres, et la Biennale est le cadre dans lequel nous les réunissons, pour présenter leurs pièces à un large public et les faire se rencontrer. En tant qu’initiateur et coordinateur de cette Biennale, le Centre dramatique national des 13 Vents veille à l’équilibre entre les disciplines et les pays représentés, à l’exigence de la parité, à l’établissement du calendrier des trois semaines, à ce que le public puisse faire un parcours cohérent dans la manifestation.

Qu’est-ce qui retient l’attention des artistes méditerranéens aujourd’hui ?
Un souci de l’Histoire et une formidable obstination à faire de la scène un espace de résistance à un monde de plus en plus uniforme et découpé en identités meurtrières.

L’aspect pluridisciplinaire des spectacles proposés revêt-il un caractère important pour vous ?

Encore une fois, cette pluridisciplinarité est due à la pluralité des partenaires qui apportent chacun leur regard sur l’art scénique. Mais c’est bien sûr une volonté que, dans cette Biennale, les arts puissent dialoguer (théâtre, danse, musique, cirque, espace public). En tant qu’artistes, nous croyons beaucoup aux disciplines : le travail des musicien.ne.s, des chorégraphes, des artistes de théâtre ne s’engage pas à partir des mêmes outils, de la même histoire, mais il y a des lignes parallèles (ou perpendiculaires !) qu’il nous importe de faire apparaître sur un même plan, celui de la scène précisément, et de ses coordonnées fondamentales.

Comme artistes de théâtre, nous avons beaucoup appris des chorégraphes et des musicien.ne.s. Les arts de la scène se sont, toujours, en quelque manière, poussés les uns les autres à inventer de nouvelles formes dans chaque discipline.

700À quel point le CDN des 13 Vents s’est-il impliqué comme outil de production et/ou de diffusion des spectacles français et internationaux proposés ?

Pour la Biennale, le CDN accueille des artistes de théâtre méditerranéens que nous accompagnons au long cours (Emma Dante, Bashar Murkus, Chrystèle Khodr) et, pour cette édition, nous sommes également coproducteurs de leurs trois pièces : Il Tango delle capinere, Milk et Ordalie, dont nous sommes également producteurs délégués).

C’est effectivement très important de pouvoir s’engager comme producteurs, et pas seulement comme diffuseurs. C’est même la mission cardinale des centres dramatiques nationaux que de permettre la fabrication des pièces, la tenue des répétitions dans un temps et un espace digne de ce nom, la construction des décors et des costumes, etc. Et ce, particulièrement dans un contexte de resserrement généralisé, à la fois des moyens, et aussi, parfois, des mentalités et des politiques nationales. Si l’on veut défendre aujourd’hui un internationalisme de l’art, cela passe par la possibilité de monter des coproductions internationales. C’est une solidarité nécessaire et vivifiante.

« La privatisation rampe et gagne un peu partout du terrain, et pas seulement dans le champ de l’art »

Globalement, quel regard portez-vous sur la production artistique autour de la Méditerranée ? Se porte-t-elle bien ? Quelles sont les difficultés ?

Les difficultés sont liées à la production, justement, au fait que les services publics de l’art et de la culture sont parfois inexistants dans certains pays (au Moyen-Orient notamment), ont été détruits au cours des dernières décennies (en Italie et en Espagne) ou progressivement entamés comme en France. Certain.e.s artistes doivent ainsi se tourner vers des fondations ou des tourneurs indépendants. Cela s’appelle la privatisation, qui rampe et gagne un peu partout du terrain, et pas seulement dans le champ de l’art.

La situation globale est donc une situation d’adversité. Dans ce contexte, les œuvres et les artistes font preuve d’un courage et d’une obstination admirables, mais ce sont des vertus dont ils aimeraient avoir un peu moins besoin... La production artistique, et nous espérons que la Biennale en témoignera, reste néanmoins passionnante.

Quels sont les pays méditerranéens qui, d’après vous, renouvellent particulièrement les arts de la scène aujourd’hui ?

Ce sont les artistes qui renouvellent les formes, pas les pays. Et la question doit être analysée aussi bien du point de vue des disciplines et de ce qu’elles requièrent en termes de moyens, d’espaces, d’outils, que du point de vue des conditions de production dans des contextes précis, permettant plus ou moins l’émergence de formes nouvelles. Il est très difficile de dégager des tendances globales.

« Montpellier comme centre névralgique des arts de la scène en Méditerranée ? Nous le souhaitons ! »

Est-ce que la Biennale fait aussi naître des collaborations pérennes et inédites avec les structures montpelliéraines et méditerranéennes ?

Sur ce point, la Biennale a un caractère incitatif, qui en passe d’abord – nous en sommes convaincus – par des rencontres réelles entre les structures, les œuvres et les artistes. Les dispositifs et les collaborations pérennes en découlent, doivent être mis à leur service, et non l’inverse. C’est comme ça, en tout cas, qu’est née la Biennale, préparée par deux années de Rencontres entre artistes méditerranéens et structures montpelliéraines.

Des rencontres ont d’ailleurs eu lieu au Maroc en 2022…

Oui, à l’initiative d’artistes étrangers ayant participé aux précédentes Rencontres des Arts de la Scène à Montpellier, il a été imaginé qu’entre chaque édition de la Biennale, les Rencontres se tiendraient dans un pays hôte du bassin méditerranéen. L’enjeu est double : renverser ponctuellement la perspective et les places que dispose habituellement la « puissance invitante » (en l’occurrence, la France) et inciter à la création de dispositifs pérennes de rencontres en différents points-relais de la Méditerranée. S’est ainsi tenue, en novembre 2022 à Casablanca, à l’initiative de la chorégraphe marocaine Meryem Jazouli, une Dérive casablancaise, dérivée des Rencontres à Montpellier. La réflexion est ouverte quant aux futurs rebonds à donner aux Rencontres des Arts de la Scène en Méditerranée…

Et quel futur cela présage ?

Nous réfléchissons, avec d’autres structures nationales, à la possibilité de créer un fond de production euro-méditerranéen. Nous avançons pas à pas, en essayant effectivement que la Biennale ne soit pas seulement un « événement » mais un point d’appui solide pour faire bouger des lignes.

En proposant un tel événement souhaitez-vous, in fine, positionner Montpellier comme centre névralgique des arts de la scène en Méditerranée ?

Nous le souhaitons, et cela dépendra de la façon dont les artistes, les structures et les partenaires publics, continueront à s’en saisir et à y œuvrer. Nous avons lancé cette Biennale, convaincus de la place que pouvait tenir Montpellier et sa région en termes d’hospitalité et de création dans le bassin méditerranéen, et nous souhaitons bien sûr que cette manifestation s’inscrive durablement dans le paysage, qu’elle perdure au-delà même de ceux qui l’ont initiée… L’avenir le dira.

 Arts de la scène

Tout le programme de la Biennale des arts de la scène en Méditerranée : Cliquez ici ! 


https://www.13vents.fr/biennale-des-arts-de-la-scene-en-mediterranee-3/

Crédits-photos: 

PHOTO NATHALIE GARRAUD ©JeanLouisFernandez

PHOTO OLIVIER SACOMANO ©JeanLouisFernandez

PHOTO SPECTACLE BASHAR MURKUS “MILK” ©Eid Adawi

PHOTO SPECTACLE « ORDALIE » ©MarieClauzade

 


À propos

Les Categories

Les bonus de Monsieur Loyal