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Elisabeth II : Denis Lavant campe avec justesse un Herrenstein tonitruant de misanthropie

  • Écrit par : Julie Cadilhac

Elisabeth IIPar Julie Cadilhac - Lagrandeparade.fr/ Elisabeth II est la seule de ses pièces que Thomas Bernhard ait vu jouée en public. Ses œuvres sont vivement imprégnées de sa biographie : atteint de tuberculose pulmonaire, ses problèmes de santé imprègnent ainsi fortement ses écrits. D'origine juive, il ressent en outre un vif ressentiment pour ses compatriotes qui ne se détachent pas, selon lui, des valeurs du national-socialisme et il exprime de façon polémique la souffrance des Juifs face à l'hypocrisie autrichienne, notamment en interdisant dans son testament qu'aucune de ses œuvres ne soit diffusée ou représentée dans le pays pour les cinquante années qui suivraient son décès.

Elisabeth II met en scène un vieillard caractériel et misanthrope du nom d'Herrenstein, un industriel à la retraite, qui n'a pour seule compagnie que son majordome Richard et sa gouvernante, Mademoiselle Zallinger. Or, un jour, son neveu le contraint à recevoir dans son appartement des membres de la bonne société autrichienne, venus profiter du balcon pour un défilé avec la Reine d'Angleterre. L'occasion pour Herrenstein de faire exploser sa haine de ses compatriotes en mots insolemment choisis.
Parce que l'on ne souhaitera pas terminer sur une note négative, disons d'abord que la pièce mériterait d'être raccourcie. 2h30 alors que n'était annoncé qu'1h45...rende assurément la matinée viennoise moins digeste. Le troisième acte, en effet, pèse car les personnages, tous déjà bien campés, et les effets de scénographie et de mise en scène n'étant plus renouvelés, l'on s'impatiente à attendre le Deus ex machina final. Et c'est dommage car le travail d'Aurore Fattier est d'une qualité exquise.
Saluons d'abord la performance louable de Denis Lavant qui incarne avec une justesse metronomée les éructations existentielles d'un vieillard pétri de contradictions qui nourrit une haine pour l'hypocrisie autrichienne qui n'a d'égale que son incommensurable solitude. On apprécie ainsi le jeu du comédien dont chaque débordement ne bascule jamais dans le trop, un art de l'équilibre qui réussit l'exploit de ne pas lasser le spectateur d'un personnage pourtant épuisant par nature. A ses côtés, Alexandre Trocki et Delphine Bibet, offrent un contrepoint délicieux. Le flegme las et taiseux du majordome précieux et la double personnalité de la gouvernante au carré roux impeccable, oscillant entre une sensualité en volutes libératrices et un épuisement ménager aux confins des larmes et de l'exaspération, sont "naturellement" les faire-valoir idéaux de ce misanthrope indécrottable. Leur singularité atypique est un miroir ironique des contradictions de leur maitre. Pour recueillir les "pensées estropiées" d'un être "qui ne voit que la saleté" , Alexandre Trocki, à la physionomie sartrienne, incarnant " le seul être que supporte" Herrenstein, joue avec talent du décalage entre sa tenue contrôlée et disciplinée et les débordements furieux de Denis Lavant. Au sein d'un beau décor d'appartement viennois aux murs lambrissés, ce duo masculin est jubilatoire. Sans trahir la nature des passages drolatiques des soubrettes qui vaquent à leurs occupations domestiques pendant qu'Herrenstein soliloque, l'on applaudira aussi le choix de travailler sur la gestuelle et le corporel....qui allège l'ambiance pesante - parce qu'insupportablement quotidienne- de ce huit-clos qui retient prisonnier le personnel devant supporter les jérémiades ininterrompues d'un vieillard en chaise roulante. Décrépit et dépendant, Herrenstein n'en est pas moins un homme instruit au "monstrueux besoin de littérature" et le spectateur jouit donc, de surcroît, d'un texte goûteux, perlé de références littéraires, théâtrales et lyriques. Thomas Bernhard maîtrisait l'art de la dramaturgie et a fait d'Elisabeth II - qui n'arrive qu'à midi ! - le prétexte idéal pour plaisanter en mises en abime.

Même si, comme Herrenstein, "les acteurs vous répugnent", le génie de Thomas Bernhard éclabousse de vérités humaines effrayantes et il faut s'y confronter. Abruptement. On y entend les aiguilles du temps qui courent vers la mort et que l'on souhaite faire taire en gesticulant et en comblant le vide par une logorrhée permanente. On y perçoit les tiraillements intestins d'un être campé dans une attitude acariâtre et polémique et qui rêverait de recevoir les faveurs d'une vieille dame de qualité. On y entend la vie se débattre désespérément.
Aurore Fattier a su mettre en valeur avec pertinence et de finesse les problématiques de l'œuvre : les projections vidéos qui lèchent les murs offrent à la fois la possibilité de zoomer les émotions mais aussi d'égrener un panorama de visages, humains trop humains, autrichiens trop autrichiens, pour un être entré en guerre avec son pays. Les masques de la société, les rires de complaisance utilisés à bon escient augmentent la paranoïa d'Herrenstein et ont des airs de conspiration. Si la première partie s'adonne à représenter dans un style nu et tranchant le quotidien d'un vieillard au naturel, l'arrivée des convives a inspiré à Aurore Fattier l'insertion progressive d'une sorte de transe fantasmagorique, qui ne se manifestait que par parenthèses auparavant. Défilent alors des figures qui mêlent modernité arrogante et tradition dévergondée et s'immisce doucement la folie et l'excitation de la foule. Thomas Bernhard nous le dit " le genre humain ne s'accroche plus qu'à des images"...c'est bien pour cela, d'ailleurs, qu'il tombe du balcon...

" Vous, Goethe ne vous a pas encore gâché le monde"? Filez voir Thomas Bernhard, le pessimisme devrait remonter!

Elisabeth II
De : Thomas Bernhard | Mise en scène : Aurore Fattier | Traduction : Claude Porcell
Avec Delphine Bibet, Jean-Pierre Baudson, Véronique Dumont, Michel Jurowicz, Denis Lavant, François Sikivie, Alexandre Trocki Assistant à la mise en scène - Ledicia Garcia / Dramaturge - Sébastien Monfè / Collaboration artistique - Sébastien Monfè / Scénographe - Valérie Jung / Créateur lumière - Simon Siegmann / Créateur son - Brice Cannavo, Jean-Maël Guyot / Créateur vidéo - Vincent Pinckaers / Créateur masques - Zaza da Fonseca / Créateur costumes - Prunelle Rulens dit Rosier / Créateur maquillage - Zaza da Fonseca
Assistanat tournage - Lara Ceulemans / Construction du décor - Les ateliers de Théâtre National

Tournée:
- Théâtre Varia (Bruxelles): 10 – 14 nov 2015
- Théâtre de Liège : 17 – 21 nov 2015
- Théâtre de Namur : 1 – 4 déc 2015
- Théâtre des Célestins, Lyon (France) : 5 – 9 jan 2016
- Domaine d’O, Montpellier (France) : 12 – 13 jan 2016
- Sortie Ouest, Bédarieux (France) : 15 – 16 jan 2016
- Théâtre du Gymnase, Marseille (France) : 19 – 23 jan 2016
- Le Manège (Mons) : 27 – 29 jan 2016


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