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Anne Théron 

: "Ce qui m’intéressait, c’était de questionner le désir vécu par les femmes aujourd’hui."

  • Écrit par : Julie Cadilhac

Anne ThéronPar Julie Cadilhac - Lagrandeparade.fr/ Anne Théron est une artiste originaire du Nord, à la fois romancière, dramaturge, scénariste, metteure en scène et réalisatrice. Depuis septembre 2014, elle est artiste associée au Théâtre National de Strasbourg et à son école, dirigés par Stanislas Nordey. Elle est également la fondatrice des Productions Merlin avec laquelle elle crée ce qu'elle nomme des "objets" qui mêlent des recherches sur le corps, la vidéo et le son : Anne Théron a notamment monté plusieurs versions de "La Religieuse" d'après Diderot (en 1997 et en 2004), "Le pilier" d'elle-même ( 2000), Antigone/hors-la-loi (2006), Andromaque d'après Racine ( 2011) ou encore deux pièces de Christophe Pellet ("Un doux reniement" en 2010 et "Loin de Corpus Christi en 2013). Pour la saison 2015-2016, elle a imaginé "Ne me touchez pas", une version librement inspirée des Liaisons Dangereuses de Choderlos de Laclos. Elle y convoque les personnages de Merteuil et Valmont, figures immortelles, et y ajoute un personnage, La Voix, qui lui permet un hors-champ indispensable tandis que la marquise et le vicomte s'affrontent dans un ultime face à face. Un travail et une réflexion que nous avions envie d'approfondir avec son démiurge....

Quelle est la genèse de cette pièce? Une sorte de fascination pour l'œuvre du libertin Choderlos de Laclos qui demandait à s'exprimer sur les planches? 

Je n’aime pas le terme de fascination. J’aimais ce texte, son écriture et son intelligence. J’aimais la férocité de la langue, et j’aimais que la langue soit une arme de guerre. Mais chez Laclos, la langue ne sert pas seulement à attaquer, elle est aussi l’endroit du dévoilement. Ces lettres sont parfois comme autant de confessions. Ça parle au-delà de ce que les protagonistes veulent avouer.

Valmont“ Ne me touchez pas” est un texte qui se situe dans " la continuité " du roman épistolaire de Laclos et de Quartett de Heiner Müller; vous affirmez que le désir s'y affirme “autrement”, "du côté du devenir des femmes". Pourriez-vous préciser cette idée ?

J’avais été très frappée par le comportement de la Présidente de Tourvel dans le texte de Laclos. Quand elle finissait par se donner à Valmont, elle écrivait à la tante de celui-ci (parce qu’elle aussi avait besoin de « se confesser »), que le jour où Valmont ne voudrait plus d’elle, elle pourrait mourir. D’une certaine façon, elle avait accompli son devoir. Celui de combler un homme. Quant à Merteuil, elle utilise le désir et le sexe pour conquérir et régner, à la façon guerrière d’un homme. Ce qui m’intéressait, c’était de questionner le désir vécu par les femmes aujourd’hui. Un désir qui ne fonctionne plus sur la soumission ni l’asservissement, mais sur la rencontre et la construction de territoires communs.

Vous citez des femmes qui vous ont inspirée pour “ Ne me touchez pas”: Virginia Woolf, Sylvia Plath, Ingeborg Bachmann..“ Ne me touchez pas” est-elle aussi la pièce d'une femme qui a profondément envie de parler des femmes, de leurs failles et de leurs blessures? Une pièce féministe...même si le mot, souvent, a des connotations belliqueuses qui ne sont pas toujours justifiées? 



Je crois que je suis profondément féministe, au sens où je suis heureuse d’être une femme. Et il est vrai que je m’interroge sur les femmes, parce que je ne crois pas qu’il existe une Femme, mais des femmes, comme autant de singularités qui ont pourtant en commun un parcours sinon d’humiliation, au moins de « second rang ». Une femme a toujours tout à prouver. En ce sens, on ne naît pas femme, on le devient. Mais dès que j’écris cela, j’ai envie de le contredire. Il me semble qu’il y a une sensibilité, un rapport au monde singulier, dès les prémisses de la vie. Alors, y aurait-il quelque chose d’inné ? Finalement, ce débat ne m’intéresse guère. Comme il m’intéresse peu de me pencher sur le traitement politique, social et religieux des femmes. Non pas parce que ce n’est pas important, ça l’est incontestablement, mais ma réflexion porte sur les zones d’ombre, sur ce qui n’est pas dit, pas « monté à la conscience ». Pour l’énoncer clairement, ce qui m’intéresse, c’est de travailler sur l’inconscient des femmes.
De ce fait, la création des artistes qui m’ont précédée m’accompagne. D’abord parce que cette création me touche, j’y reconnais quelque chose de familier, elle me parle, me nourrit, mais aussi parce que je ne suis qu’un relais dans une pensée féminine qui se construit à travers les siècles.

Liaisons dangereusesParlez-nous de l'écriture, du style que vous avez choisis...pourquoi ce choix de mêler l'écriture du XVIIIeme siècle à des "codes contemporains“ et un ”surgissement de l'anglais"? Comment cela va-t-il se manifester exactement? Auriez-vous un extrait de texte à nous livrer?
Le français autorise le déploiement du sentiment. Je cherchais une rencontre, et même une friction, avec une langue contemporaine qui, au contraire, synthétise et concentre l’émotion. D’où mon choix de l’anglais. Le « I love you Darling » est un bon exemple. Cette déclaration pourrait appartenir à n’importe quel film ou série de notre époque. En soi, c’est une déclaration presque banale. Mais son irruption dans la langue française du XVIIIème lui donne tout à coup un poids inattendu et troublant. Je voulais également introduire l’anglais, parce que c’est la langue du cinéma dominant et que Valmont utilise la terminologie cinématographique pour se raconter.

Vous avez créé un personnage, la Voix, qui permet " l'espace d'un hors-champ" pendant que Merteuil et Valmont vivent leur ultime face à face. Cette voix fait presque fonction de “ didascalies” puis elle raconte ce que Laclos sous-entendait en quelque sorte? 



Je ne sais pas ce que Laclos sous-entendait. Et je ne sais pas s’il sous-entendait quelque chose. Je crois qu’il a été au bout de ce qu’il avait à dire. La Voix est apparue parce que le face à face Valmont/Merteuil ne fonctionnait pas, il y avait besoin d’un tiers pour apporter ce hors-champ. Au début, pour moi, La Voix était la bête dans la boîte crânienne de Merteuil, une voix qui oralisait tout ce que Merteuil ne pouvait énoncer elle-même. Et puis, une fois sur le plateau, cela s’est renversé. Ce sont Merteuil et Valmont qui semblaient surgis de la boîte crânienne de La Voix qui, du coup, est très vite devenue pour moi une Virginia Woolf dans un processus d’écriture. Or l’écriture a pour ambition non seulement d’embrasser un monde, mais de le créer et de l’accoucher. D’accoucher un univers. Par principe un univers n’a ni cadre, ni limites. Avec la Voix, je pouvais donc sortir du cadre de la scène, mais également du cadre du conscient.

Valmont et Merteuil, du fait de leur personnalité, justifient-ils à eux seuls une mise en abyme du théâtre sur le plateau? Pourriez-vous nous parler des comédiens qui vont les interpréter? Leur avez-vous demandé d'incarner des figures intemporelles, presque allégoriques? Ou se montrent-ils sur scène accessibles et humains? 


Ce ne sont pas des personnages mais des Figures. Des Figures derrière lesquelles j’ai été chercher la viande, les nerfs, les tendons et le battement cardiaque. Des Figures qui sont devenues des personnes, et surtout pas des personnages. Des personnes avec une logique émotionnelle qui souvent les dépasse, particulièrement dans le cas de Valmont. Mais j’ai souvent cette impression que les femmes sont plus en lien avec ce qui les constitue, leur « intérieur », que les hommes parce que ceux-ci redoutent de se confronter à une ombre qu’ils ne contrôlent pas. Même si aujourd’hui, j’ai l’impression (ou l’espoir) que cela bouge.
J’ai écrit pour Laurent Sauvage et Marie-Laure Crochant. Pour ces corps et ces voix. Parce que ce sont d’immenses comédiens, mais surtout parce qu’ils peuvent déclencher un vrai trouble chez moi. Pour La Voix, j’avais écrit pour une autre comédienne qui n’a pas pu le faire, à cause de nos plannings. J’ai donc demandé à Julie Moulier. Et aujourd’hui, je ne pourrais pas concevoir une autre interprète dans cette partition. Elle est La Voix, c’est elle qui a nourri son rôle, ma pensée et mon émotion.

liaisons“ Ne me touchez pas”, le titre de votre pièce, est tirée d'une phrase prononcée par le marquis à Mme de Tourvel. Elle signifie pour vous " Ne m'ébranlez pas, ne m'émouvez pas." et exprime donc son incapacité à aimer. Ou bien sa peur d'aimer, non? Vers laquelle de ces deux postures avez-vous penché? 


En fait, cette phrase vient de La Religieuse, une adaptation que j’avais faite du texte de Diderot, il y a dix ans. Cette phrase était celle que disait la mère de Suzanne Simonin à sa fille, - cette jeune fille enfermée dans un couvent-, pour la maintenir à distance. C’est moi qui avais écrit les monologues de la mère « biologique », puis de toutes les mères supérieures, les religieuses auxquelles Suzanne Simonin va se confronter. L’écriture fonctionne sur l’inconscient de l’auteur(e), au sens où je n’ai compris qu’après coup que ce « ne me touchez pas » signifiait réellement. Il y avait bien sûr, ce « ne m’approchez pas », mais ensuite j’ai compris que cela signifiait également « ne m’émouvez pas, ne me bouleversez pas », ou pour le dire autrement « ne créez pas chez moi une mémoire affective, donc un besoin et un manque possible de vous ». C’est cette phrase qui, dix ans plus tard, m’a emmenée vers Valmont et Merteuil. C’est avec cette phrase que j’ai commencé à questionner Valmont puis Merteuil. Qu’est-ce qui pouvait les toucher ? Cette phrase est attribuée par Valmont à Mme de Tourvel. Mais j’ai vite compris que lorsque Valmont parlait de Mme de Tourvel, il parlait de lui, de son propre émoi et désordre intérieurs. De sa peur. De sa peur de ne plus pouvoir/savoir contrôler, se contrôler.

Côté scénographie et mise en scène. Deux protagonistes dans une salle de bains post-apocalyptique qui s'ouvre sur la projection vidéo d'un couloir à l'infini. "C'est la fin du monde, la fin d'un monde...", avez-vous expliqué. Votre texte ne reprend donc que la fin du roman épistolaire? Plus de Madame de Tourvel. Tout est déjà joué? 


Rien n’est jamais joué définitivement, il me semble. Mais il est vrai que j’ai concentré mon écriture autour de Valmont et Merteuil. Tourvel appartenait à la fiction, la fiction de l’amour, car je crois que l’amour est une pure fiction qu’il faut sans cesse nourrir et entretenir. Je voulais écrire une ultime entrevue entre Valmont et Merteuil, quand tout est déjà joué, mais en même temps les suivre dans la traversée de ce qui va anéantir Valmont, le constat de son émoi et de ce qu’il vit comme une faiblesse, ou un renoncement sinon une capitulation. Merteuil, elle, jusqu’au bout, en endossant plusieurs identités, jusqu’à se dépouiller de toute identité, n’être qu’une femme face à un homme, tentera de lui montrer que le lien amoureux fabrique, au contraire, ce que j’appelle une « extension d’être », ce qui est donc une force plus grande et non pas une abdication. Et effectivement, tout cela, ce flux de l’inconscient qui conduit au désastre puisque Valmont meurt, avait besoin d’une représentation. Très vite, cette salle de bains immense et décalée, dans un espace à l’abandon, a été pour moi l’image de l’âme dévastée de Valmont.

Le mot de la fin? Quels retours du public sur les premières dates?
Je n’aime pas le terme de public qui représente pour moi une masse informe. J’utilise le mot de spectateurs, c’est à dire un ensemble de singularités réunies dans un même espace. Donc, quant à la réaction des spectateurs, elle a dépassé tout ce que je pouvais espérer. Non seulement le bouche à oreilles fonctionne à une vitesse surprenante, mais cet objet, qui est complexe, suscite une attention étonnante. Et puis, il y a ce bouleversement chez beaucoup. Beaucoup me disent qu’ils ne savent pas ce qu’ils ont vu, sinon un objet global, aux nombreuses entrées dramaturgiques, mais ce qu’ils savent, c’est qu’ils ont été touchés…

laclosNE ME TOUCHEZ PAS  / Création
Texte : Anne Théron
Librement inspiré des Liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos
Direction : Anne Théron
Collaboration artistique : Daisy Body
Avec : Marie-Sohna Condé, Marie-Laure Crochant, Laurent Sauvage
Régie générale : Jean-Philippe Viguié

©Jean-Louis Fernandez

 

Dates des représentations :

- Le 12 janvier 2016, au Gallia Théâtre de Saintes (17)
- Le 15 janvier 2016, aux Théâtres en Dracenie de Draguignan (83)
- Du 19 au 23 janvier 2016, à la MC2 - Grenoble (38)
- Du 26 au 29 janvier 2016, au TNBA de Bordeaux (33)

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