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« La familia grande » de Camille Kouchner : les enfants du silence…

  • Écrit par : Serge Bressan

familiaPar Serge Bressan - Lagrandeparade.fr / Rien moins qu’un cataclysme. Le monde politico-littéraire français attrapé de plein fouet par un livre paru la première semaine de cette rentrée d’hiver. Un livre-choc- le titre : « La familia grande » ; l’auteure : Camille Kouchner, 45 ans, maître de conférences en droit privé qui signe là son premier livre. Un livre-choc, donc, parce qu’il interroge les violences sexuelles intra-familiales et éclabousse un homme dit « d’influence » mais qui est, dans ces pages, pointé comme coupable d’inceste, comme pédophile… A aucun moment, l’auteure ne cite l’homme par ses prénom et / ou nom, elle parle de « mon beau-père » puis un peu plus tard « le mari de ma mère » mais pourtant, il a vite été identifié comme étant Olivier Duhamel, aujourd’hui 70 ans, second mari d’Evelyne Pisier, mère de l’auteure et figure du monde intellectuel et du féminisme.

L’an passé, à la même période, c’est le monde littéraire qui avait tremblé, vacillé avec « Le Consentement », le livre dans lequel Vanessa Springora racontait sa relation, alors qu’elle avait 13 , 14 ans, avec l’écrivain Gabriel Matzneff, la cinquantaine bien avancée, et l’emprise psychologique qu’il avait sur elle- « une histoire qui m’avait été confisquée depuis trop longtemps », confiera Vanessa Springora. Avec « La familia grande », Camille Kouchner, elle, avait promis à Victor, son frère jumeau dont elle a volontairement changé le prénom, de tenir le silence… Le silence jusqu’à ce qu’elle ne craigne plus « l’hydre », cette créature à plusieurs têtes qui l’a envahie depuis son adolescence, et la confidence de son frère jumeau… Une confidence que l’on découvre dans « La familia grande » seulement à la page 105 : « Victor m’a demandé de venir le voir dans sa chambre. C’était après la première fois. Quelques semaines après, je crois. Il m’a dit : « Il m’a emmené en week-end. Tu te souviens ? Là, dans la chambre, il est venu dans mon lit et il m’a dit : « Je vais te montrer. Tu vas voir, tout le monde fait ça ». il m’a caressé et puis tu sais… » Je connais mon frère, il est apeuré. Plus qu’emmerdé de me parler, il guette mon regard, essaye de savoir : « C’est mal, tu crois ? » Ben non, je ne crois pas. Puisque c’est lui, c’est forcément rien. Il nous apprend c’est tout. On n’est pas des coincés ! » Victor dira à sa sœur : « Respecte ce secret. Je lui ai promis, alors tu promets. Si tu parles, je meurs. J’ai trop honte. Aide-moi à lui dire non, s’il te plaît ». D’autres fois, il dira aussi : « Je ne sais s’il faut se fâcher. Il est gentil avec moi, tu sais ».
Jusque cette page 105, à l’image de la méthode des psychotraumatologues, Camille Kouchner a raconté « la familia grande ». L’année à Paris, quartier Saint-Germain-des-Prés, et les vacances d’été à Sanary-sur-Mer, près de Toulon. Il y a donc Evelyne Pisier, mère de trois enfants (Julien et les jumeaux Camille et Victor) qu’elle a eus avec Bernard Kouchner, médecin et cofondateur de Médecins sans frontières et de Médecins du monde qui deviendra ministre des présidents François Mitterrand et… Nicolas Sarkozy. Le couple divorce, Olivier Duhamel (fils d’un ministre de Georges Pompidou dans les années 1960- 1970 et jeune et brillant universitaire spécialiste de la Constitution) devient le compagnon puis le mari d’Evelyne Pisier- plus tard, ils adopteront une fille et un garçon venus du Chili… Quand Duhamel arrive dans la famille, les enfants sont immédiatement séduits ; il s’occupe d’eux avec grande attention, ce qui les change de leur père biologique, si souvent absent, si souvent aux quatre coins de la planète en médecin humanitaire… Camille Kouchner, cette adolescente qu’il surnomme « ma Camouche », raconte combien « mon beau-père » était attentif, attentionné, les accompagnait dans leurs études, les emmenait au cinéma. Elle raconte aussi Sanary-sur-Mer, la grande propriété dont Duhamel a hérité de ses parents. S’y retrouvent les ami.e.s d’Evelyne et d’Olivier. Ils ont tous un point commun : ils ont « fait » Mai-68, sont profondément de gauche (de la « deuxième gauche », tendance Michel Rocard). Là, sur la terrasse ou au bord de la piscine, on (re)fait le monde, on espère pour certains le « grand soir ». Les enfants appellent les parents par leur prénom, on est en paréo et, dans la seconde, nu.e. sans même plonger dans la piscine. Un seul mot d’ordre : liberté. Une liberté égale pour adultes et enfants…
Le décor est dessiné. Un théâtre pour cette gauche qu’on qualifiera de « caviar » et dont nombre de membres sera obsédé par le pouvoir ou, au moins, l’influence sur les puissants. Et c’est dans ce décor que, à Paris et à Sanary-sur-Mer, surgit la constitution de l’inceste. Le frère qui se confie à sa sœur sur les agissements du beau-père. Le silence de Victor- de Camille, aussi. La confidence à Evelyne, la mère, qui refuse d’entendre, qui va défendre son mari, qui plongera dans l’alcool, qui dira : « C’est une fellation, il n’y a pas eu sodomie » ou encore : « Il n'y a pas eu de violence. Ton frère n'a jamais été forcé. Mon mari n'a rien fait. C'est ton frère qui m'a trompée »… La tante, l’actrice Marie-France Pisier, qui veut tout balancer publiquement, qu’on retrouvera morte dans sa piscine la tête coincée dans une chaise en fer forgé (thèse officielle : suicide). Certains ami.e.s qui prennent leur distance, ne vont plus à Sanary-sur-Mer. Et, victime, Victor qui plonge. Et Camille qui écrit : « Petit, mon frère m’avait prévenue : « Tu verras, ils me croiront mais ils s’en foutront complètement ». Merde. Il avait raison », qui est dévorée par « l’hydre » (« Impossible de vaincre l’hydre tant qu’on ne se sait pas victime »), qui s’éloignera de sa mère, qui lui dira : « Souviens-toi, maman : nous étions tes enfants », qui écrit : « Je suppose que l’inceste a cessé quand Victor est parti, mais je n’en suis pas sûre. Mon frère s’est éloigné et je n’ai plus vraiment ce qu’il se passait. Pour moi, les années qui ont suivi ont été des années d’alerte permanente… »
Dans les dernières pages de « La familia grande », Camille Kouchner lance ce qui ressemble à un réquisitoire, à une plaidoirie en s’adressant au beau-père et aussi aux autres : « Je vais t’expliquer que tu aurais pu, au moins, t’excuser. Prendre conscience et t’inquiéter. (…) Je vais t’expliquer… quand un adolescent dit oui à celui qui l’élève, c’est de l’inceste. Il dit oui au moment de son désir naissant. Il dit oui parce qu’il a confiance en toi et en ton apprentissage à la con. Et la violence, ça consiste à décider d’en profiter, tu comprends ? ». On lira aussi : « En ne désignant pas ce qui arrivait, j’ai participé à l’inceste. Pire, j’y ai adhéré. Ma culpabilité est celle du consentement », et encore : « Regarde-moi, maman. C’est pour toutes les victimes que j’écris, celles, si nombreuses, que l’on n’évoque jamais parce qu’on ne sait pas les regarder ». 
Camille Kouchner n’est certes pas la première à écrire l'indicible, à exploser le tabou de l'inceste, de la pédophilie et du viol- dans le passé plus ou moins récent, il y eut « Les pieds bleus » de Claude Ponti (1995), « Un monde à l’envers » de Catherine Allégret (2204) ou encore Christine Angot avec « L'inceste » (1999), « Une semaine de vacances » (2012) et « Un amour impossible » (2015)-, mais avec cette « grande famille », elle fait œuvre salutaire. Plus encore… Peut-être Camille Kouchner n’a-t-elle pas œuvre littéraire (quoi que…), mais elle a mis en plein jour et osé nommer l’innommable. Ultime confidence de Camille Kouchner : « Je ne pouvais plus me taire »…

La familia grande
Auteure : Camille Kouchner
Editions : Seuil
Parution : 7 janvier 2021
Prix : 18 €

Extrait

« Ma mère est morte le 9 février 2017. Toute seule à l’hôpital de Toulon. Dans son dossier médical, il est indiqué : « elle décède en présence de ses proches », mais aucun de ses enfants n’était là.
Ma mère, toute petite dans son lit d’hôpital, est morte sans moi. Et je dois vivre avec.
(…) A l’enterrement de ma mère, le souvenir des fleurs partout et de ces gens que j’ai longtemps aimés. A l’enterrement de ma mère, le souvenir de ces gens au loin, qui ne se sont pas approchés. Ceux de l’enfance, du Sud, de la famille recomposée. La familia grande ».

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