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Le vent se lève ( Les idiots / Irrécupérables?) : autopsie féroce d'une humanité en perdition

  • Écrit par : Julie Cadilhac

Les idiotsPar Julie Cadilhac - Lagrandeparade.fr/ Partant du constat féroce que notre monde contemporain est en perdition, David Ayala et sa conséquente troupe d'acteurs nous invitent à une vision apocalyptique de l'humanité. Y errent des possédés, des dépossédés, des furieux, des nantis, des imposteurs, des menteurs, des infâmes, des "criminels en col blanc", des hyper connectés....et des insurgés. Tous accompagnés de textes ( passionnants) du Comité Invisible, d'Edward Bond, de Guy Debord et de Pier Paolo Pasolini.

[bt_quote style="default" width="0"]La finance n'est pas seulement au dessus des lois ; elle est au-delà.[/bt_quote]

La démarche du metteur en scène est aussi louable que pertinente : elle fait du théâtre un laboratoire d'ouvroir potentiel de conscience. En effet, force est de constater que la "suprématie de la consommation et de la médiatisation" a transformé les modes de pensée et d'être et que le monde d'aujourd'hui est "peuplé d'individus privés par la puissance de l'ultra-libéralisme de toute capacité d'intelligence, de discernement et de révolte". Pourtant, même dans les discours les plus pessimistes - Pier Paolo Pasolini déplore ainsi la jeunesse qui adhère aux "nouveaux modèles du capitalisme" avec une "totale absence de capacité critique", l'espoir reste là, tenace...que les petites choses, la prise de conscience collective, l'humanité trouvent une solution à cette dégringolade. Dans une gigantesque machinerie tentaculaire, comment désamorcer des bombes économiques, politiques, sociétales dont les rouages se sont construits depuis des années? Nous retiendrons peut-être une des propositions entendues, à la portée de chacun : il faut "réunir les entreprises de la joie." " Ne pas tomber dans une dépression ambiante qui serait un danger et participerait à la soumission générale."

[bt_quote style="default" width="0"]Il y a une différence entre une masse de pauvres et une masse de pauvres organisés.[/bt_quote]

La forme de " Le vent se lève ( Les Idiots/ Irrécupérables ) , hybride jusqu'au bout du plateau, est d'abord déstabilisante. Assiste-t-on à la réunion d'un comité soi-disant chargé de trouver une solution à la faillite mondiale? Les informations fusent, les interrogations se succèdent, des concepts s'invitent au micro : on parle d'"impunité politico-médiatique", de l'impressionnante organisation de ces "1% les plus riches du monde, de "Shadow Banking" et donc... pas question d'aborder cette représentation la cervelle débranchée! Mais ensuite s'instaurent des scènes décrochées comme celles des irradiés ( récurrentes, dont on trouve l'intérêt limité et dont l'absence allègerait - à notre humble avis - cette pièce qui dure tout de même 3h avec l'entracte...) et d'autres littéralement tordantes de rire comme celles où il est question du monde de la culture et de son jargon insupportablement formaté et ampoulé, déconnecté du sensible pour parader en poudre aux yeux conceptuelle (Elodie Buisson est délicieuse autant en animatrice de Culture pour tous qu'en performeurs de " Danse avec ton cyborg"). L'on a beaucoup apprécié également les séquences-confidences d'acteurs en frontal où la fragilité se mêle à une sincérité spontanée - pas simple à jouer quand elle n'est justement qu'artificielle.
Dans ce chaos organisé, métaphore des noeuds inquiétants qui empêchent l'homme de s'extirper du marasme actuel, chaque acteur devient référent d'une parole ou d'une posture et, en cela, le travail de David Ayala est de qualité car il réussit à ne pas perdre le public à l'occasion d'une pièce qui, si l'on se veut honnête, a un fond fort ambitieux. Les acteurs ne manquent ni d'énergie, ni de conviction. On déplorera cependant l'incapacité - idiote? irrécupérable? -  du théâtre d'aujourd'hui à ne pas céder à la tentation du pétage de câbles en bonne et due forme ( avec projections et/ou performances en live d'acteurs recouverts d'immondices, à moitié nus...). Qui n'apporte rien. Qui semble ici même contredire la satire du milieu artistique qui y est justement orchestrée. Qui gâche donc un peu cette création méritoire, empreinte d'humanité et d'intelligence.

A la question " Quelle est votre idée du bonheur?" , Marx répondait: "Combattre." Aller voir ce genre d'objet théâtral est une forme de combat que nous vous prescrivons!

[bt_quote style="default" width="0"]Tu es corrompu si tu laisses l'Etat faire ce que tu ne ferais pas toi-même.[/bt_quote]

[bt_quote style="default" width="0" author="Pier Paolo Pasolini - Les Lucioles"]Arrête de me parler de la mer alors que nous sommes à la montagne ; il s'agit d'un paysage different.[/bt_quote]

Distribution : 

Conception, réalisation et mise en scène : David Ayala
Avec (co-créateurs) Sophie Affholder, Fabienne Augié, David Ayala, Elodie Buisson, Diane Calma Roger Cornillac, Hervé Gaboriau, Stéphane Godefroy, Christophe Labas-Lafite, Alexandre Morand, Maryse Poulhe, Véronique Ruggia et Philippe Sturbelle
Scénographie et costumes : Jane Joyet
Création vidéo : Benoît Lahoz
Création son : Laurent Sassi
Création lumières : Jean Michel Bauer
Régie générale : Jean Marie Deboffe
Assistantes à la mise en scène : Nadège Samour, Amandine Du Rivau

Production : 

Compagnie la Nuit Remue

Coproduction Les Célestins/Théâtre de Lyon, Théâtre Jean-Claude-Carrière – Domaine d’O/Montpellier, Théâtre Firmin-Gémier – La Piscine/Pôle national des Arts du cirque d’Antony et de Châtenay-Malabry, Théâtre 95, Centre dramatique national de Nancy-Lorraine, Théâtre Liberté/Toulon . Avec le soutien du Théâtre national de Toulouse-Midi-Pyrénées, du Théâtre 13/Paris, de l’association Selectron libre/Paris et de l’Adami
avec l’aide à la création de la Drac Languedoc-Roussillon-Midi-Pyrénées, et la participation financière du conseil régional du Languedoc-Roussillon-Midi-Pyrénées

Dates des représentations:

- Du 28 au 30 septembre 2016 au Théâtre Jean-Claude Carrière - Domaine d'Ô - Montpellier ( 34)

- Du 21 au 23 février 2017 au Théâtre 95 - Cergy Pontoise

- Du 7 au 10 mars 2017 à la Manufacture- CDN Nancy-Lorraine - Nancy

- Du 29 mars au 2 avril 2017 au Théâtre 13 - Paris ( 30 rue du Chevaleret, 75013)

 

David AyalaPour aller plus loin:

Comédien, formateur et metteur en scène, David Ayala a fait ses classes au Conservatoire National de Region de Montpellier, a suivi des cours au Théâtre du Passage et des stages dirigés notamment par Ariane Mnouchkine, Joël Jouanneau, Juliette Binoche, Alain Françon etc... Depuis 1990, il a joué sous la direction de nombreux metteurs en scène dont notamment Dan Jemmett avec lequel, après Ubu et La Comédie des erreurs, il a imaginé The Notes en 2014 : une pièce dans laquelle Dan Jemmet mettait sens dessus dessous l'œuvre de Shakespeare en montrant les fureurs et délires d'un metteur en scène au sortir d'une couturière de MacBeth. Une pièce qui, quand on connaît l'humour déjanté de Dan Jemmett et l'énergie prodigieuse de David Ayala, ne pouvait être qu'un morceau de choix dramatique et qui a tourné sur de nombreuses dates.
En tant que metteur en scène, David Ayala a par ailleurs monté des auteurs du répertoire, des dramaturges contemporains et a adapté des œuvres littéraires, critiques et cinématographiques pour le plateau. C'est notamment le cas pour certaines œuvres de Guy Debord dont l'artiste prise le travail et les idées. Après avoir monté Scanner, il a travaillé sur Les Idiots qui poursuit la réflexion entamée dans Scanner et la transcende en quelque sorte. Nous avions rencontré en 2014 cet artiste talentueux et engagé, également directeur de la Compagnie La Nuit Remue, et il nous avait déjà parlé de ces Idiots-là...
 

Les idiots est la suite logique (et inévitable) si l'on comprend bien de " Scanner" que vous aviez monté six ans plus tôt....si vous nous parliez d'abord de leur dénominateur commun, à savoir Guy Debord? Qu'est-ce qui vous séduit chez cet écrivain, essayiste, cinéaste et révolutionnaire français? Sa poésie, ses idées virulentes, sa technicité...?

Evidemment tout chez Guy Debord peut séduire mais surtout fasciner, interroger et insuffler de grandes forces de vie et de combat. C'est un des seuls écrivains et théoricien de la révolution qui, en France et dans le monde, a pu susciter un tel respect et a engendré tant de courants de pensée capables d'attaquer le système. Aujourd'hui ses mots, ses idées, ses pratiques peuvent nous aider à analyser et à trouver les arguments utiles et nécessaires voire imparables pour combattre les systèmes d'aliénation. C'est le seul qui est allé jusqu'au bout de l'idée de renverser intégralement une société qui oppresse, asservit et corrompt les individus. Il peut faire peur car il est toujours resté dans une radicalité mais aujourd'hui cette radicalité apparaît comme l’une des voies les plus salutaires pour critiquer, renverser et reconstruire peut-être un monde vivable. En tout cas, les émanations de ses idées peuvent aider les individus à se positionner et à retrouver du sens là où la guerre économique a tout laminé. C'est un homme qui a oeuvré toute sa vie pour le dépassement, dépassement de soi, de l'écrit, de l'art, en particulier de la poésie et du cinéma et, bien sûr, dépassement de la vie qui nous est imposée.

[bt_quote style="default" width="0"]Tout chez Guy Debord peut insuffler de grandes forces de vie et de combat.[/bt_quote]

On peut lire que "Dans Scanner, tout l'édifice des théories et des films de Debord rendaient compte en les analysant et les décortiquant, de tous les systèmes d'aliénation des sociétés spectaculaires marchandes" et vous affirmez que dans " Les idiots" vous allez plus loin que le simple constat de cette aliénation...c'est à dire? Passe-t-on en quelque sorte du théorique au pratique, de la cause aux conséquences?
Dans Scanner nous avons eu l'ambition de donner à voir et à entendre tout l'édifice de la pensée Debordienne mais il y avait aussi une réappropriation et une transposition de cette pensée dans la vie des gens aujourd'hui. Il en ressortait qu'on interrogeait la position du citoyen spectateur; c'était une interrogation sur la passivité en général face aux moyens d'oppression. En ce sens, scanner n'était pas un spectacle sur la théorie mais une mise en pratique souvent ludique et très vivante des idées de Debord. Aussi elles apparaissaient sous nos yeux, grâce au jeu des comédiens et à la dramaturgie, sous l'aspect d'images très concrètes et très organiques. Le spectacle Les Idiots se propose d'interroger la position du citoyen non pas simplement spectateur mais du citoyen comme anéanti, pulvérisé. L'idiot ayant donc remplacé de manière planétaire la notion de citoyen. C’est en ce sens que l'idiot est désigné comme un être privé de sa capacité de discernement et donc souvent de sa capacité d'action contre un système qui l'oppresse. C’est en ce sens aussi que la grande réussite universelle du système économique et machinique qui tente de gérer les êtres humains a réussi la prouesse de rendre inoffensifs le moindre de ses combats qui tente de porter atteinte à son intégrité. Nous sommes idiots parce que nous sommes sous emprise de la machine globale et que nous acceptons aveuglément les conditions existantes qu'elle nous impose. Où tout sens véritablement critique ou velléité de combat s'agenouille devant la puissance de l'Empire. Aussi le spectacle Les Idiots sera une manière de rire infiniment de nos travers, de nos comportements puisque tout sera exagéré ou décalé dans le système Idiot, c'est à dire dans le système qui utilise les signes d'apparition du monde d’aujourd'hui sous toutes ses formes: c'est à dire globalement grotesque, ridicule et terrifiant si l’on se place du point de vue de l'observation de l'organisation globale de la société.

Le spectacle des " Idiots" se divise en trois phases, celle où l'on montre les spectateurs du temps de Debord puis celle des spectateurs d'aujourd'hui, les fameux "Idiots" et enfin, celle que vous nommez " La chambre des désirs"...? En quoi se distinguent-elles scéniquement et intellectuellement parlant?
La première partie sera quasiment sans texte (ou presque). Elle sera visuelle et sonore mais comportant énormément d'accessoires de scènes. Elle mettra en scène les visions de l'Idiotie globale. Comment tous les actes de nos vies peuvent être "montrés" et "démontrés" (de manière extrêmement ludique, comique, méchante aussi). Ce sera comme une suite d'études de comportements de toutes les parties de la vie quotidienne, standardisée et globalisée. Une sorte de recherche sur les comportements déviants, délirants induits par l'organisation de la vie sociale dite "normale". Le texte et les images de Debord interviendront dans un second temps et passeront tout cela au crible de sa critique. "La chambre des désirs" est quelque chose que je veux explorer mais je ne sais pas encore bien comment. Je sais seulement que cela interrogera la notion de survie, d'être humain et surtout d'être humain pouvant choisir de continuer à être ou de disparaître. Cela pourra aussi parler de la mutation de l'être humain, voire même de la notion de post-humain.

Dans le titre de votre pièce, après les "Idiots" est ajouté entre parenthèses " Irrécupérables"...l'humanité ne peut donc pas s'extirper seule de cette Idiotie selon vous?  David Ayala est-il profondément pessimiste à ce sujet?

L'humanité au fond peut bien continuer à faire ce qu'il lui plaît et c'est d'ailleurs ce qu'elle a toujours fait sans jamais nous demander notre avis. Quand je fais Scanner ou Les Idiots je ne veux surtout pas donner de leçon (puisque de toute façon elles ne servent à rien), je veux faire passer un sens, une émotion et surtout pas un message. Par contre je peux m'octroyer la liberté de châtier, punir, violenter et ne pas respecter les règles quand bon me semblera, et surtout pas les règles de la bienséance. Etre pessimiste ou optimiste ne veut rien dire pour moi, je réagis plus sur des mots comme désespoir et joie ou force de vie et force de mort.

Comment se concrétise sur le plateau et dans le jeu cette volonté de montrer les " Idiots" d'aujourd'hui? Aborder avec sérieux et légèreté des thèmes philosophiques comme la question du pourquoi l'homme accepte sa " servitude volontaire sans se révolter", c'est un sacré challenge, non?
C'est pour moi l'unique défi, mettre à jour les forces de mort qui nous entourent et nous réduisent et trouver les moyens de les combattre. Les systèmes politique, économique, médiatique et culturel actuel construisent les prisons et les désespoirs des gens. Combattre le sentiment de honte que l'on peut éprouver en regardant ce qui nous entoure est une des formes de colère qui peut donner l'énergie à bâtir un tel projet. Il faudrait vraiment que le public éprouve la honte, la terreur et la pitié d'être devenus de tels idiots. Nettoyer l'ordure et la merde incrustée dans les cerveaux et dénoncer la lâcheté généralisée, c'est ce que nous entendons faire humblement avec Les Idiots. C'est ce qu'a fait d'ailleurs Debord en son temps sans trop de modestie et nous l'en remercions.

Enfin, vous dites que " le texte de Debord oblige le théâtre à "déposer les armes" et qu'il vous a forcé à inventer une nouvelle forme de théâtre où vous y interrogez la place du spectateur:  Est-ce à dire que ce dernier pourrait monter sur le plateau, avoir son siège sur la scène....?
En 2008-2009-2010, Scanner a été le seul spectacle joué en France qui était quasiment partout "arrêté", "interrompu" par les spectateurs eux mêmes dans la salle (et qui montaient sur le plateau). On a même beaucoup parlé de cela à la télévision, sur les radios et dans les journaux, à l'époque. C'est dire à quel point Scanner a pu re-questionner la place du spectateur. Ils n'avaient pas besoin de siège sur scène. Ils montaient sur le plateau ou déclenchaient des débats, parlaient, hurlaient, faisaient toutes sortes de trucs. Ils s'exprimaient quoi. On n'était plus tout à fait au spectacle. A certains moments on aurait pu parler d'une agora. Sur ce point et avec la marchandisation de la culture, il est intéressant de s'interroger sur la complicité des directeurs et acteurs culturels qui ne font que cultiver l'art de la passivité des spectateurs (avec pour eux dans le même temps la continuité d'un confort financier dont ils profitent grandement). Dans Scanner, la machine spectaculaire s'interrompait grâce - ou à cause - de Debord et du coup les ex citoyens avaient la langue et le corps qui leur brûlaient et se sentaient poussés d'intervenir. Cela témoignait de l'urgence absolue qu'il y avait pour certains de reprendre la parole qu'on leur avait volé. Je ne vois pas beaucoup d'oeuvres, d'auteurs ou de soit-disant spectacles qui aujourd'hui mettent cette urgence devant les yeux et les oreilles du public d'une soit- disante démocratie. Je ne m'attribue en rien la paternité d'une telle situation ( que ces réactions et interventions aient eu lieu sur Scanner). Les mots, la poésie et la force des arguments de Debord y étaient pour beaucoup. Avec Les Idiots j'espère de tout coeur que cela sera pire.

Les idiots / Adaptation, Réalisation & Mise en scène: David Ayala
Création en novembre 2014 au Théâtre Jean-Claude Carrière  (Montpellier)

 

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