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Le suicidé : la Conjuration des imbéciles (sous Staline et Poutine) ou « Ce que les vivants peuvent penser, seuls les morts peuvent le dire »

  • Écrit par : Guillaume Chérel

le suicidéPar Guillaume Chérel - Lagrandeparade.com/ Ecrite en 1928, « Le suicidé » est une pièce de Nicolaï Erdman d’une actualité déconcertante.

Il a été emprisonné, sous Staline, pour ça, malgré les lettres en sa faveur de Boulgakov. Tout commence dans un appartement communautaire, où Sémione Sémionovitch, affamé, manque de s’étouffer avec du saucisson de foie. S’en suit une dispute avec sa femme, qu’il a réveillée, laquelle prend la disparition de son mari (sans pantalon) pour une future tentative de suicide, le tout entretenu par une belle-mère omniprésente.
Paniquée, Macha court chercher son voisin, Alexandre Pétrovitch, un apparatchik du parti local, pour qu’il tente de l’arrêter. Mais le mari ne s’est pas suicidé. Au chômage, il a décidé d’apprendre à jouer de l’hélicon (instrument à vent), persuadé de gagner sa vie ainsi… mais il se décourage en trouvant dans son bureau un papier griffonné des calculs de rentabilité de sa nouvelle carrière de musicien professionnel… Il retrouve sa lettre de suicide qu’il commence à lire. Sémione Sémionovitch réalise qu’il ne sait plus quoi faire de sa vie. Le foyer ne subsiste que grâce au salaire de sa femme, ça l’humilie. Il finit par attraper un révolver : « Si je meurs, n’accusez personne », prévoit-il d’écrire.
« Au contraire, accusez tout le monde ! », lui suggère le représentant de « l’intelligentsia » : « Permettez-moi de vous expliquer pourquoi vous vous suicidez », explique ce fanatique et fantasque idéologue, d’abord hilarant, comme dans un cartoon de Tex Avery, puis inquiétant, tel un personnage de Brazil, de Terry Giliam.
Un commerçant, un artiste, un auteur, un prêtre orthodoxe, et une amoureuse passionnée se succèdent pour l’inciter à passer à l’acte : « Tuez-vous à cause de moi : ressuscitez l’amour des centaines de jeunes gens qui viendront sur votre cercueil », lui lance-t-elle en grimpant sur Sémione. « Je ne peux pas, j’ai déjà promis », répond Sémione, qui rappelle Oblomov de Gontcharov (le « héros » passe son temps au lit plutôt que de risquer de vivre).

Chacun.e y voit un moyen de profiter de son « sacrifice ». Chacun essaye de lui faire écrire le motif de son suicide : « La pièce sonne comme une réponse à l'idiotie et à l'aveuglement de celles et ceux qui vivent dans un tel chaos mental, avec une telle perte de repères et de sens qu’ils en arrivent à vouloir se donner la mort ou pire, à vouloir instrumentaliser la mort des autres », explique Jean Bellorini dans sa note d’intention.

L’épique scène de banquet (on se croirait dans Husband, de Cassavetes, plus qu’avec Jésus, lors de la Cène, même si notre anti-héros est placé au centre, mis en musique par Kusturica), tout le monde attend que le tic-tac du revolver sonne 12 h, l’heure à laquelle Sémione doit se suicider. Des chants russes entraînants, il est vrai, sont accompagnés par une accordéoniste, un joueur d’euphonium et un percussionniste, sont ponctués par le claquement à l’unisson des verres à vodka sur la longue table de banquet. Da ! « Je deviens quoi moi à 12h30 ? Et il y a une vie après la mort ou pas ? », demande Sémione au public, à l’approche de l’heure fatidique. C’est là que le bât blesse (c’est le seul bémol), et on ne sait si cela vient de la pièce ou de la mise en scène, car on se surprend à s’impatienter qu’il en finisse.

L’atmosphère est tellement grotesque, absurde, les personnages devenus laids, inquiétants, sous l’effet de la vodka, qu’on passe de l’univers des Deschiens (Macha Makeïeff a conçu les costumes colorés), et de la Famille Adams (la belle-mère est géniale), à Becket, Ionesco et Kafka sous antidépresseur. Le malaise passe de la scène au public, qui trépigne sur son siège (n’a-t-il pas été pris à témoin ? Il a le droit, voire le devoir de réagir, ce peuple silencieux), bref ça finit par ne pas finir d’en finir… ça traîne en longueur, tourne en rond, dans le dernier tiers, certaines scènes semblent de trop, comme celle où les fossoyeurs viennent chercher leur pourboire. Mais l’ensemble emporte l’adhésion. Le sujet de fond reste tellement fort, malgré le happy-end (l’auteur aussi voulait sans doute sauver sa peau). Car le « suicidaire » retrouve goût à la vie, même si c’est dans la Russie soviétique : « Camarades, je veux manger. Mais plus encore, je veux vivre (…) N’importe comment, mais vivre. Quand on coupe la tête à une poule, elle court de tous côtés, sans tête. Ça m’est égal, comme une poule… Avec ou sans tête, mais vivre. Camarades, je ne veux pas mourir. Ni pour vous, ni pour eux, ni pour la classe ouvrière, ni pour l’Humanité. »

Interdite avant même d’être jouée, cette pièce décrit bien la folie d’un régime totalitaire, écrasant toute velléité de bonheur individuel. Où tout doit être vu du point de vue marxiste de masse… Où tout le monde fait semblant d’y croire. Où tout le monde a peur, comme ce rappeur russe, Ivan Petunin, qui s’est suicidé en 2022, refusant de s’enrôler dans l’armée. Il s’est jeté du onzième étage d’un immeuble, parce qu’il refusait d’aller tuer des Ukrainiens. La troupe d’une quinzaine de comédiens est pleine d’énergie - presque trop parfois, ça crie, ça gesticule, c’est slave, il est vrai… Les chanteurs et les musiciens, habillés comme à l’ère soviétique, sont excellents. Les images vidéo, en direct-live et en noir et blanc, apportent quelque chose à cette farce politique, qui oscille entre le rire (se sentant libre, puisqu’il va mourir, Sémione téléphone au Kremlin pour dire tout le mal qu’il pense de Karl Marx), et les larmes de crispation (il se fout en slip - kangourou - pour chanter son désespoir en public, sans craindre le ridicule).
C’est glaçant tellement les résonances sont actuelles. Comme si rien n’avait changé. Derrière la comédie on voit la tragédie se dessiner. Plus qu’une réflexion sur le sens de l'existence, c’est bel et bien une pièce politique qui rend un hommage à un auteur oublié, Nicolaï Erdman, ainsi qu’à ce jeune rappeur russe, Ivan Petunin. Rien que pour ça, chapeau bas et merci Jean Bellorini. Après la MC93 de Bobigny, en partenariat avec le Théâtre des Amandiers de Nanterre, cette fable crispante décrivant ce « grand cauchemar fou »,et totalement burlesque (un « vaudeville soviétique », c’est annoncé) était donnée au Théâtre de la Criée, à Marseille, jusqu’au 18 mars.

Le suicidé
De Nicolaî Erdman (1900-1970)
Traduit par André Markowicz
Mise en scène : Jean Bellorini 
Avec François Deblock, Mathieu Delmonté, Clément Durand, Anke Engelsmann, Gérôme Ferchaud, Julien Gaspar-Oliveri, Jacques Hadjaje, Clara Mayer, Liza Alegria Ndikita, Marc Plas, Antoine Raffalli, Matthieu Tune, Damien Zanoly avec la participation de Tatiana Frolova
Cuivres : Anthony Caillet
Accordéon : Marion Chiron
Percussions : Benoît Prisset
Collaboration artistique : Mélodie-Amy Wallet 
Scénographie : Véronique Chazal et Jean Bellorini 
Lumière Jean Bellorini, assisté de Mathilde Foltier-Gueydan
Son : Sébastien Trouvé
Costumes : Macha Makeïeff, assistée de Laura Garnier
Coiffure et maquillage : Cécile Kretschmar
Vidéo : Marie Anglade
Construction du décor et confection des costumes les ateliers du TNP

Le texte est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs


Dates et lieux des représentations: 

- Du 16 au 18 mars 2023 à La Criée /Théâtre national de Marseille - Infos/réservations : www.theatre-lacriee.com
-  Les 12 et 13 avril 2023 - Maison de la Culture d’Amiens
- Le 13 juin 2023 - Théâtre National de Budapest, Hongrie

 


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