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Joueurs, Mao II, les noms : la peur, le doute, l’ennui et la solitude humaine face à l’absurdité et aux vides mystérieux du monde dans la focale géniale de Julien Gosselin

  • Écrit par : Julie Cadilhac

Julien GosselinPar Julie Cadilhac - Lagrandeparade.fr/ Cette création - comprenant pas moins de huit heures de représentation - s’appuie sur trois textes de l’écrivain américain Donald Richard DeLillo dont l’oeuvre romanesque prolifique est parcourue par des thèmes récurrents : l’appréhension de la mort, la fascination pour le langage, le film et le langage.

Un matériau idéal pour le collectif « Si vous pouviez lécher mon coeur Â», équipe de musiciens, acteurs et créateurs, qui s’attache depuis ses débuts à mêler intrinsèquement théâtre et cinéma en « cherchant à résoudre au plateau une question qui ( lui) est chère : comment ajouter à la présence du cinéma en direct la force des corps, le contact non brisé des spectateurs aux acteurs, à leurs peaux. Â» Se concentrant sur les thèmes de la littérature, la violence et la manière dont l’être humain « est victime des mouvements souterrains que produisent l’Histoire ou la société qui l’entoure Â», Julien Gosselin et sa troupe nous plonge d’abord dans le récit d’un trader new-yorkais qui, s’ennuyant ferme dans son couple, bascule dans la violence pure d’un groupuscule aux actions terroristes ; "Joueurs" mettant en opposition la radicalité et le libéralisme aux Etats-Unis dans les années 80. S’ensuit "Mao II", le volet qui nous a le plus charmés ( tout autant pour la qualité de son propos que les choix de mise en scène et en image opérées et la distribution), qui dresse le portrait d’un écrivain usé et désabusé voulant à tout prix se cacher au coeur d’une actualité bouleversée par le terrorisme moyen-oriental des années 1980. Enfin, "Les Noms" : l’histoire d’un homme solitaire qui recherche activement et avec fascination une secte violente, tuant ses victimes en se basant mystérieusement sur l’alphabet, dans les années 1970 au sein d’un bassin méditerranéen en pleine crise politique.

[bt_quote style="default" width="0"]Des initiales, des noms, des endroits.[/bt_quote]

C’était notre baptême « Julien Gosselin Â» et nous avons été bluffés par la performance tout d’abord des interprètes qui réussissent le challenge d’être justes et efficaces durant cette impossible marathon théâtral. La volonté prégnante de mettre le verbe de l’écrivain au premier plan est ensuite méritoire et passionnante : Julien Gosselin fait preuve d’une inventivité virtuose pour laisser les mots superbement inspirés de DeLillo en vedette. Voix off récurrentes qui disent le texte avec l'impétuosité d'une urgence. Texte se déroulant sur l’écran avec le rythme et la typographie d’une vieille machine à écrire. Texte encore des dialogues qui s’affichent sur l’écran tandis que le son des voix a été coupé. Comme pour nous rappeler combien percutante est l’écriture. Combien les mots d’un écrivain ont la puissance intrinsèque d’un monde synesthésique suffisant. Pour faire mieux entendre l’oeuvre en la lisant. On se rappelle aussi des mots de Bill qui se déroulent sur l’écran de son imagination sombre, constituée de la vision permanente d'herbes folles immergées dans l'obscurité…Les phrases de Bill qui le précèdent sur le plateau. Des conversations de fin de soirée arrosée qui se superposent à la narration descriptive du roman. Ou encore de Tab, l’enfant qui retranscrit les histoires de jeunesse d’Owen, un vieil ami de sa mère, avec son orthographe approximatif. 

[bt_quote style="default" width="0"]L’Enfer est l’endroit où nous ignorons que nous sommes déjà.[/bt_quote]

Bande-son enthousiasmante et musique en live accompagnant avec autant de sensibilité que de suspense les caprices du récit ; jeux de mises en abîme itératifs floutant les frontières entre l’imaginaire et la réalité, brisant les démarcations qui distancent habituellement acteurs et spectateurs ; basculements et modifications constantes des scénographies, modifiant les points de vue, jouant des champs et contrechamps, multipliant les possibilités d’appréhender l’action et le plateau. 

Evidemment, il faut applaudir aussi des deux mains le travail des techniciens ( Jérémie Bernaert, Pierre Martin ) qui filment en direct ce qui se trame et la précision de chaque plan, cadré au millimètre près. Un travail d’orfèvre épatant! L’utilisation de la vidéo est devenue si habituelle au théâtre qu’on s’interroge souvent sur sa pertinence, sur ce qu’elle apporte de plus que la confrontation directe d’un acteur au public sur le plateau. Le collectif « Si vous pouviez lécher mon coeur Â» donne des réponses pertinentes : le quatrième mur éclate différemment puisqu’il n’est même plus besoin de le faire disparaître physiquement, permettant peut-être d’"outrager" davantage la bienséance : ce n'est pas que l'on soit plus provocateur qu'aileurs, c'est juste que la caméra accentue l'impression de pénétrer dans une intimité dont nous devrions être absents. En outre, voir une même scène en simultané sous deux angles différents ( celui de la caméra et celui de la scène) est générateur de sens multiplié….Ainsi regarde-t-on Pammy de face devant l’immense vitre de son appartement, du point de vue d'un badaud passant en bas de son immeuble ou d'un voisin de tour car la fenêtre trompe son intimité et nous la voyons de dos grâce à la caméra…. La vidéo permet également de jouer avec la chronologie ; les ellipses...les analepses pour faire revivre les morts et réactiver des souvenirs marquants. Un mot de surcroît sur la qualité photographique époustouflante de cette création vidéo. Grâce au travail conjoint de la scénographie - qu’ils sont magnifiques ces rideaux jaunes qui encadrent la scène dans « Les noms Â» ! , des lumières ( qui baignent le plateau de couleurs différentes, dialoguent en halos intimistes grâce à des bougies…) et d’effets spéciaux tels que les fumigènes, l’image s’avère d’une qualité esthétique remarquable. Le volet sur « Mao II Â» , teinté de noir et blanc à la teneur délicieusement nostalgique, atteint des sommets de perfection. Les quatre comédiens y tenant les rôles principaux captent notre regard pour ne plus le faire lâcher prise.

[bt_quote style="default" width="0"]Le mot pour hier est le même que pour demain.[/bt_quote]

Dans « Joueurs Â» mais également dans les scènes mondaines de « Les Noms Â», les individus appartenant au monde capitaliste semblent soliloquer, même quand ils se répondent. Ils parlent trop, rient fort mais glissent les uns sur les autres, atomes se percutant parfois mais ne connaissant jamais d’osmose. Les révolutionnaires de l’ombre suivent des logiques différentes mais qui les enferment tout autant dans une solitude d’action, de méfiance. D’un réel qui écrase par le poids de son indigence et de son absurdité à des Idées, paroles utopistes ou paroles illuminées et visionnaires : toutes produisent leurs monstres….On retrouve cette opposition structurelle de la société dans les trois volets.

[bt_quote style="default" width="0"] La peur a son propre ego.[/bt_quote]

"Joueurs,  Mao II, Les Noms" s'avère une saga percutante qui nous mène de New-York à Toronto, d’Athènes à Beyrouth, du Caire à Amman… Une autopsie du monde contemporain passionnante. Dans la focale de Julien Gosselin, l'homme aux prises de la logique implacable du matérialisme et du vide existentiel et une réflexion sur l'archéologie métaphysique et mystique de nos comportements humains.
De nombreuses scènes restent en mémoire : toutes celles des dîners où un malaise flotte tout le temps, la sensation d'une impossibilité d'accéder à l'authenticité et à la sincérité avec l'autre parce qu'il y a toujours quelque chose qui se joue... Un échange de ciseau-pierre-caillou entre Lyle et un membre du groupuscule activiste, la séance-photos de Brita avec Bill l’écrivain - "Je suis devenu le matériau de quelqu’un d’autre. Le vôtre Brita!" - , Karen l’écorchée qui se mutile le poignet avec sa fourchette, l’ombre de la pellicule comme un tatouage sur les yeux de Brita, l’illuminé de la secte glissant dans une immense flaque de sang, le monologue d’Owen perdu dans le désert de ses visions.
On regrette juste la dernière heure…où la glossolalie est le prétexte à un délirium qui épuise les comédiens pour un effet minimal. Comme si le génie s’était épuisé et n’avait pas écouté la sagesse qui intimait de s’arrêter avant. Reste le souvenir d’une expérience théâtrale mémorable! A voir...

[bt_quote style="default" width="0"]Trouver un modèle qui transcende toute l’amertume de l’histoire.[/bt_quote]

Joueurs, Mao II, Les Noms

Avec Rémi Alexandre, Guillaume Bachelé, Adama Diop, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Antoine Ferron, Noémie Gantier, Carine Goron, Alexandre Lecroc-Lecerf, Frédéric Leidgens, Caroline Mounier, Victoria Quesnel, Maxence Vandevelde

Texte : Don DeLillo
Traduction : Marianne Véron et Adélaïde Pralon
Adaptation et mise en scène : Julien Gosselin
Scénographie : Hubert Colas
Lumière : Nicolas Joubert
Vidéo : Jérémie Bernaert, Pierre Martin
Musique : Rémi Alexandre, Guillaume Bachelé, Maxence Vandevelde
Son : Julien Feryn
Costumes : Caroline Tavernier
Assistanat à la mise en scène : Kaspar Tainturier- Fink

Production : Si vous pouviez lécher mon coeur
Coproduction : Kaidong Coopération franco-taiwanaise pour les arts vivants, Phénix scène nationale pôle européen de création Valenciennes - National Performing Arts Center - National Theater & Concert Hall, Taïwan, L'Odéon Théâtre de l'Europe, Le Théâtre National de Strasbourg, Festival d'Avignon, MC2 Grenoble, Le Théâtre du Nord, C.D.N. Lille Tourcoing Hauts-de-France, International Theater Amsterdam, Théâtre National de Bretagne, Les Théâtres de la Ville de Luxembourg, Bonlieu, Scène Nationale d'Annecy, Le Quartz, Scène Nationale de Brest, Festival d'automne à Paris, La Filature de Mulhouse

Avec le soutien de Nanterre-Amandiers, Montévidéo créations contemporaines (Marseille), Drac Hauts-de-France, Région Hauts-de-France et pour la 72e édition du Festival d'Avignon : Adami
Avec l'aide des ateliers du Théâtre national de Strasbourg pour la construction des décors
Avec la participation du Jeune Théâtre National
Résidence : La FabricA du Festival d'Avignon

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

Durée : 10h ( entractes compris)

Dates et lieux des représentations:
- Les 7, 8, 9, 11, 12 et 13 juillet 2018 à la Fabrica - Festival d’Avignon
- Les 6 et 7 octobre 2018 à Le Phénix, Valenciennes
- Du 14 au 20 octobre 2018 au Théâtre du Nord, Lille
- Du 17 novembre au 22 décembre 2018 à l’Odéon, Théâtre de l’Europe, Paris - Dans le cadre du Festival d’Automne
- Le 6 janvier 2019 au Thalia Theater, Hambourg
- Le 19 janvier 2019 à Bonlieu, Annecy
- Le 16 février 2019 au Théâtre de Saint-Quentin en Yvelines - En partenariat avec l’Onde de Velizy-Villacoublay
- Les 2 et 3 mars 2019 à Desingel, Anvers
- Le 16 mars 2019 à Le Quartz, Brest
- Du 23 au 30 mars 2019 au Théâtre National de Bretagne, Rennes
- En avril 2019 à l’International Theater, Amsterdam

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