"Le Tout" : Grimacez, vous êtes filmés !
- Écrit par : Guillaume Chérel
Par Guillaume Chérel - Lagrandeparade.com/ « Le Tout » (The Every), nouveau livre de l’américain Dave Eggers, fait suite au « Cercle », paru en 2016, en France (2013 aux USA), et adapté au cinéma, en 2017 (avec Emma Watson et Tom Hanks).
Il est sous-titré : « Enfin une sensation d’ordre » ou « Les derniers jours du libre arbitre » ou « Le choix illimité tue le monde ». Tout (c’est le cas de le dire…) est dit ou presque. Il s’agit d’une dystopie, plus qu’un roman d’émancipation, car nous sommes dans un futur proche, publiée en 2021, aux Etats-Unis, avant la réélection de Donald Trump, soutenu par un Elon Musk sous Kétamine, et la clique des GAFA qui ont retourné leur veste par lâcheté et appât du gain.
Or donc, sur une extension artificielle, du « Tout », dans la baie de San Francisco, la dénommée Delaney Wells (la trentaine) décide de se faire embaucher par la firme tentaculaire – qui ressemble à un conglomérat d’Apple, Google, Meta/Facebook, TikTok, à la fois réseau social hégémonique et site de vente en ligne (elle vient de racheter Jungle/« Amazon » -, bref une gigantesque pieuvre réunissant les géants de la Silicon Valley, laquelle régit la vie de la quasi-totalité des citoyens américains (il est peu question du reste du monde). Influencée par une ancienne prof rebelle, quand elle était à la Fac, la jeune femme projette de détruire le « monstre » de l’intérieur, à la manière des lanceurs d’alerte Snowden et Manning, en programmant des applications infâmes, dans le but que la population se révolte enfin. Elle en parle à son colocataire, Wess, un gentil geek rigolard, apparemment inoffensif et réfractaire lui aussi à l’ultra surveillance, qui sous prétexte de profiter du système de l’intérieur – pour rembourser ses prêts étudiants – va peu à peu se laisser embobiner au grand dam de son amie.
C’est bien là le problème, dès qu’on prête le flanc, comme les propres parents de Delanay, qui ont du vendre leur boutique d’alimentation au monstre, et ses anciens employeurs (créateurs d’une startup), c’est le début de la fin. On est récupéré à jamais. Et plus on donne du grain à moudre aux élites, addicts des nouvelles technologies (les fameuse « applications »), comme au grand public, esclaves des prétendues innovations, plus ils se repaissent d’horreurs immorales, sous prétexte de liberté d’expression et de modernité. Le cycle est sans fin. Tout est filmé, enregistré, évidemment.
Dave Eggers, l’auteur américain le plus éclectique de sa génération (avec Colum McCann) – il a créé la revue McSweeney’s, lancé l’association 826 Valencia qui vient en aide aux enfants nécessiteux à San Francisco, écrit des histoires pour enfants, comme des récits de journalisme littéraire – présente une vision qui rappelle les meilleurs épisodes de la série Black Mirror, en imaginant ce « cauchemar climatisé », autant kafkaïen qu’orwellien. C’est parfois drôle, tant il pousse le bouchon le plus loin possible dans l’absurde. Mais tellement proche de la réalité, en 2025, que c’est aussi troublant que glaçant.
Les tenues imposées aux employés (des combinaisons ultramoulantes, aux matériaux bio-ergonomiques, censées favoriser les séances d’exercice obligatoire toutes les vingt minutes) soulignent les attributs corporels, masculins en l’occurrence. Du coup, Delaney ne sait littéralement plus où poser les yeux, prise entre rires intérieurs et malaise croissant. Certains dialogues sont hilarants. La scène de la « sortie d'intégration » organisée par de Delaney – censée développer la cohésion d'équipe – est saisissante, tellement ça parait plausible. Il s’agit d’aller observer des bébés éléphants de mer. L’excursion tourne au cauchemar, avant même le départ en car : comment faut-il s’habiller ? Les animaux sont-ils dangereux ? Qu’est-ce qu’on mange (bio et sans plastique, évidemment). Etc. Delanay prend soin de répondre à tous les messages numériques de la quarantaine de participants, ça prend des heures. Car tout doit être carré. Or, la nature est souvent imprévisible. La métaphore est parfaite. A force de tout cadrer, régenter, réguler, surveiller, imposer, au lieu de faciliter la vie, la technologie et le radicalisme Woke (chacun en prend pour soin grade) la complique.
Depuis l’avènement de l’IA, l’emprise des nouvelles technologies, et ses dérives, est de plus en plus inquiétante. Le piège se referme peu à peu grâce aux algorithmes. : « Le Tout alimente l'envie de contrôler, écrit Eggers, de réduire les nuances, de catégoriser et d'attribuer des numéros à tout ce qui est intrinsèquement complexe. de simplifier. de nous dire de quoi demain sera fait. Un régime autoritaire promet les mêmes choses. » La question du libre arbitre est clairement posée. Jusqu'où sommes-nous prêts à sacrifier notre autonomie pour un peu plus de confort ou de sécurité ? Jusqu'à quel point accepterons-nous le contrôle, la surveillance de masse, la perte progressive de liberté, liberté devenue peu à peu un fardeau à mesure que grandit notre dépendance aux technologies ? Sans parler des réseaux « soucieux » de plus en plus intrusifs… Il interroge notre passivité, voire notre lâcheté moutonnière, panurgique, face aux géants du Web.
L’application Friendly, au nom faussement cool, rassurant, se propose de mesurer le degré de sincérité et de bienveillance de notre entourage. En analysant les interactions, le ton de la voix, les silences, les mots choisis, les mimiques, pour générer un score de « gentillesse ». Présentée comme un outil pour favoriser l'harmonie sociale, elle se révèle perverse, nocive, car elle pousse chacun à se comporter de manière artificiellement agréable, hypocrite, en somme. A gommer toute nuance, toute critique, toute spontanéité, sincérité. La peur d'être mal noté conduit à une surveillance mutuelle sournoise, à une police morale insidieuse. Même nos interactions passées peuvent être analysées (c’est déjà le cas sur X ex Twitter et Facebook). Le pire, c’est que ça plait, ça se vend. C’est un plébiscite. Les gens l'adorent, car il y voient un outil pour « éliminer les toxiques » et « rendre le monde meilleur ». Brrrr.
Delaney n’arrive pas à y croire. Plus elle lance des idées nocives, plus elles sont plébiscitées par le « gang de quarante ». Come BonTon qui filtre les communications écrites en traquant les mots de la catégorie en O (« offensant, obscène, outrancier, osé, odieux, obsolète ») pour les retirer ou les remplacer. G-Joui ? Il détermine si l'orgasme a été atteint au cours d'une séance coïtale et sa puissance… Elle a beau multiplier les technologies toutes aussi absurdes qu'effrayantes, certaines directement inspirées de dispositifs déjà existants, à l’instar de ToutOuïe - ces enceintes connectées qui enregistrent à votre insu tout ce qui se dit chez vous, et préviennent les autorités si certains mots-clés sont prononcés (l'absence d'enceinte chez soi est elle-même suspectée) – personne, ou presque, n’est choqué. Ni même révolté, à part quelques marginaux radicaux, reclus dans un quartier surveillé de la ville de « Frisco » (l’Europe et l’Asie, comme le reste du monde sont trop souvent oubliés).
Dans le genre satire du monde de la Tech, on peut difficilement aller plus loin. Le seul bémol, c’est qu’à force de donner des exemples, et des données, le récit souffre de trop plein. Il manque de souffle romanesque. Il y a trop de tout… D’infos, de personnages, de concept, ça tire parfois à la ligne (le roman dépasse les 600 pages). Ça manque de chair, c’est étouffant, malaisant. Le côté pamphlet dépasse l’aspect littéraire. La trame est parfois cousue de fil blanc. Ainsi, l’ami geek de Delaney, se vend trop vite à l’ennemi, alors que son chien se meurt de ne plus pouvoir gambader sur la plage, par mesure de sécurité. Malgré « tout », impossible de lâcher la lecture car on se demande jusqu’où ça peut aller. La fin est prévisible mais ce 1984 / 2.0 est un roman qui donne à réfléchir, comme on dit. Pas étonnant, par les temps qui courent, qu’il n’ait pas eu le succès mérité. Brava à Gallimard de lui rester fidèle depuis bientôt vingt ans.
Le Tout
Auteur : Dave Eggers
Editions : Gallimard
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Juliette Bourdin
637 pages
Prix : 26 €
Parution : 9 janvier 2025