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On ne peut pas tenir la mer entre ses mains : Quand la mort lui fait former ses fantômes

  • Écrit par : Guillaume Chérel

limongiPar Guillaume Chérel - Lagrandeparade.com/  Au début d'On ne peut pas tenir la mer entre ses mains, le nouveau livre de Laure Limongi, une petite fille corse, prénommée Huma (diminutif de l'Humanité ?) a peur de se lancer dans une petite piscine, pourtant d'un joli bleu chloré. Vingt ans plus tard, la jeune femme ose franchir la grande bleue, agitée, qui sépare son île natale du continent : « Puisque les lignes sont faites pour être traversées, écrit-elle (...) Il faut savoir déambuler dans les territoires effrayants d'un mouvement léger. ».

C'est l'histoire d'une petite fille, dont la mère s'appelle Alice, qui fait « de petites choses dans son petit jardin » avant d'en faire de grandes dans la vie adulte. Huma rêvasse et joue, quand on ne lui pique pas ses jouets pour les donner à d'autres gamins de passage à L'Alycon, la grande maison familiale, sur les hauteurs de Bastia. Jusque-là, rien de très grave, sa vie d'enfant est encore pleine de couleurs : « Le ciel est bleu, le soleil jaune, les nuages blanc, en général (...) Il ne faut pas oublier que c'est notre œil qui traduit les couleurs. » Car bientôt la nuit devient très noire, la colère gronde et les orages sont fendus par la foudre. Signe funeste, un soir où toute la famille est encore réunie, un fantôme se balade au premier étage de la fameuse Alycon, où tout le monde est armé, comme dans les westerns, pardon !, comme en Corse ; sauf Huma, qui se servira des mots, du langage plus tard.

« Quand est-ce que tu racontes notre histoire », lui demandent ses cousins « désorientés », dixit, par certains de ses textes. Il faut dire que Laure Limongi est non seulement autrice, éditrice, poète à ses heures, mais elle anime des ateliers d'écriture (au Havre) d'un haut niveau littéraire (limite « laboratoire d'écriture »). Sommée de revenir sur la tragédie familiale, plus question de se regarder écrire, elle se lâche dans ce grand et beau roman sorti de ses tripes. C'est souvent douloureux mais c'est bon parce que ça sonne juste. Loin d'être masochiste, celle qui fut un temps assistante d'une maîtresse SM, au sein d'un donjon, pour payer ses études et son loyer, trempe sa plume dans les larmes, et parfois le sang, pour revenir sur un secret de famille. Pour nous, c'est sans nul doute l'un des trois meilleurs romans de cette rentrée littéraire 2019, du strict point de vue de l'écriture, à la fois variée et riche en thématiques et métaphores mythologiques, voire psychanalytiques.

Mas reprenons depuis le début. Huma Benedetti est née en Corse en 1976 (comme le FLNC) dans un climat de ressentiment muet (la Corse, quoi...). Elle grandit dans une belle villa, perchée sur un rocher, entourée d'une grand-mère acariâtre, d'une mère énigmatique et d'un père, qu'elle ne nomme jamais papa, écorché vif et violent (il la pend, un jour, par les pieds pour affirmer sa toute-puissance). Un jour, ses parents la confient à cette aïeule méchante, médisante, jalouse et bruyante, la nuit (elle doit partager sa couche), comme pour se débarrasser d'elle. Ses seuls moments de répit sont les leçons de piano, la danse et l'école. Plus elle grandit, plus la tension monte entre les membres ce clan divisé, que ce soit politiquement, socialement ou génétiquement. Les Benedetti (famille de sa mère) sont d'obédience communiste, les Pietri, de plus « haute lignée », carrément à l'extrême-droite. Sans oublier qu'Huma n'est « qu'une » fille : « Un garçon garde le nom. Une fille le perd ». A priori, elle n'a pas voix au chapitre... C'est mal la connaître. Le poids du silence a sans doute fait d'elle l'écrivaine, la porte-parole de trois générations, qu'elle est devenue, à son cœur défendant. Laure Limongi a peut-être perdu sa maison de famille, mais elle n'a pas perdu la raison.

Dans certains villages corses, raconte le philosophe Jean-Toussaint Desanti, reprit par Laure Limongi, le seuil se dit « mutale », le lieu où le monde change, où l'étranger devient hôte. Remplaçons le mot « seuil » par « deuil » et un livre peut prendre une puissance métaphorique vertigineuse, lorsque l'inconscient dit des choses qui échappent à l'auteure elle-même. C'est bien connu, les lecteurs achèvent d'écrire un livre... Il conviendrait de ne pas marcher sur ce seuil, de ne même pas l'effleurer, continue le philosophe mais Laure Limongi a courageusement, évidemment, heureusement fait le contraire. Telle une amazone des lettres, une guerrière des mots, une combattante de la langue (de ses langues, française et corse, qu'elle maîtrise), elle a parfaitement assumé, endossé, son rôle d'écrivaine-médium, porte-voix, répétons-le, et enjambé ce seuil/deuil représenté par la mer (à ne pas franchir, soi-disant), faisant fi des tabous ancestraux. Elle a franchi la frontière entre ce lieu qui n'existe pas vraiment (le cimetière des morts, le royaume du passé), par la magie des mots, cette mer de mots... Telle une musicienne – elle joue du piano - Laure Limongi montre toute la palette de son talent, de son savoir-faire, son savoir-écrire, de son travail, lorsqu'elle compose et décompose son style de narration, telle une jazzwoman, parfois poétique, lyrique, d'autres fois lapidaire (certaines phrases sont comme des haïkus, des citations), drolatiques, légères et/ou tragiques, puis d'un tristesse infinie - qui nous rappelle tous quelque chose de personnel -, une écriture donc, d'où se dégage une grande sensibilité, malgré la colère rentrée. Il faut du courage pour écrire ce genre de livre « de famille », comme on dit « album de famille », surtout quand on est d'origine corse. Pour Laure Limongi, écrire c'est résister. Pour paraphraser Erri Le Luca, qu'elle cite en exergue, c'est la matière qui l'a écrit. Et quelle matière !

On ne peut pas tenir la mer entre ses mains
Editions : Grasset
Auteure : Laure Limongi
282 pages
Prix : 19 €
Parution : 28 août 2019


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